ANTIGONE. Drame de Sophie Deraspe avec Nahéma Ricci, Antoine Desrochers, Nour Belkhiria, Rachida Oussaada, Rawad El-Zein, Hakim Brahimi, Paul Doucet (Canada - 2019 - couleur - 1h49).
La tragédie de Sophocle, créée en 441 avant J.-C., a inspiré plusieurs auteurs qui l’ont reprise à leur compte en l’adaptant au contexte de leur époque. C’est le cas de Jean Anouilh en 1941, frappé par cet acte futile d’héroïsme voué à l’échec que fut la tentative d’assassinat de Pierre Laval et de Marcel Déat par le résistant Paul Colette. C’est aussi, en 1948, celui de Bertolt Brecht cherchant à mettre en scène une analogie entre la situation d’Antigone, incarnée par une femme du peuple que les circonstances amènent à résister, malheureusement trop tard, et celle de la chute du IIIe Reich. Dans le cas présent, c’est l’affaire Fredy Villanueva, un fait divers tragique qui a entraîné la mort d’un jeune immigrant lors d’une opération policière, survenue en août 2008 dans un parc de Montréal et fortement médiatisée, qui a inspiré la réalisatrice pour son quatrième long métrage de fiction. Sophie Deraspe dit « avoir été foudroyée par la lecture d’Antigone de Jean Anouilh autour de l’âge de vingt ans ». C’est donc imprégnée de cette pièce et de l’original de Sophocle, qu’elle a conçu son film.
Le récit commence au cours d’un déjeuner dans une famille d’immigrés maghrébins. Deux garçons, Étéocle et Polynice, et deux filles, Ismène et Antigone, vivent avec leur grand-mère, Ménécée, dans une petite maison d’un quartier populaire de Montréal. Antigone est une élève brillante, première de sa classe, sans accroc, en attente de sa citoyenneté canadienne. À l’occasion d’un exposé devant sa classe, elle raconte comment sa famille a immigré au Canada il y a une quinzaine d’année, alors qu’elle n’avait que trois ans et que ses parents venaient d’être assassinés. Une autre scène nous laisse deviner que Polynice n’a pas une conduite irréprochable. C’est alors que les deux frères, alors qu’ils jouaient aux dés dans un parc avec des amis, se heurtent aux forces de l’ordre. Une altercation s’en suit. Étéocle tombe sous les balles. Polynice s’interpose. Il est arrêté puis incarcéré.
Christian, un homme politique, ancien avocat, père d’Hémon, camarade de classe et ami d’Antigone, propose son aide. Il explique que Polynice, compte tenu de ses antécédents judiciaires et du fait qu’il est maintenant majeur risque d’être expulsé vers son pays d’origine. Refusant cette aide inattendue, Antigone élabore un plan audacieux pour permettre à son frère de sortir de prison et prendre sa place. C’est à son tour de faire face à la justice des hommes.
Mis à part les noms des personnages qui nous renvoient tous à la pièce de Sophocle, le récit est dramatiquement contemporain et nous évoque de nombreux faits semblables. Le chœur antique est joué ici par les réseaux sociaux. Ils s’acharnent tout d’abord sur Antigone avant de comprendre son geste, grâce à l’action dévouée d’Hémon, et de la soutenir. Pour la jeune fille c’est la famille qui compte avant tout. Peu importe ce qu’a fait Polynice, c’est son frère, et elle fera pour lui tout ce qui est en son pouvoir. Pour lui elle s’oppose aux incarnations contemporaines du roi Créon tels les policiers, les gardiens de prison, les magistrats, mais aussi Christian, qui pourtant fait tout pour l’aider, elle et sa famille.
Le récit est captivant. Les rebondissements sont nombreux. Les similitudes avec la pièce de Sophocle sont intellectuellement fascinantes. Il y a même une scène avec une psychiatre aveugle nommée Térésa, incarnation moderne du devin Tirésias, tout à fait inattendue. Le casting est remarquable. Les acteurs, dont c’est le premier film, à part Paul Doucet (Christian) et Antoine Desrochers (Hémon), qui ont déjà joué dans une multitude de productions pour le cinéma et la télévision, interprètent avec justesse leur personnage. C’est particulièrement vrai pour Nahéma Ricci, frêle jeune femme, dans le rôle écrasant d’Antigone. Un film puissant, qui peint avec justesse certains problèmes actuels. Il représentait le Canada pour l’Oscar du meilleur film international. R.P. La sortie en salle était prévue le 15 avril 2020.