LE PLANCHER DE JEANNOT. Texte de Ingrid Thobois. Mise en scène Sylvain Gaudu. Avec Catherine Andreucci.
Paule balaie, remplit des seaux de la sciure répandue sur le plancher, joue à un étrange jeu d'échecs où les pièces sont des oeufs. Des oeufs, il y en a partout, sur la table, sur le bahut. Et elle sourit, et elle parle. A qui ? A son frère Jeannot disparu à l'âge du Christ. Mort ou invisible ? Difficile à dire. 33 ans d'une vie inclassable, dans une famille qui se cloître au coeur d'une ferme et de ses quarante hectares de bois. Il y a le père, taiseux, brutal, qui ne pardonne pas à qui s'échappe. Ni à la fille aînée, Simone, qui revendique son indépendance et prend la fuite sans retour avec le premier venu qu'elle croise au bal. Ni au fils, embarqué dans les monstruosités de la guerre d'Algérie. Alors le père disparaît dans les bois qu'il coupe à perdre haleine, puis dans le suicide de la corde au fond de la remise. Il ne reste que la mère qui s'étiole dans le silence jusqu'à la momification, et Jeannot qui s'envole en fumée dans ses cauchemars de l'horreur vécue et de sa propre réalité diffractée. Et Paule la gardienne d'un temple en flammes, celui d'une mémoire de plus en plus hallucinée, jusqu'à franchir les frontières de sa propre folie.
Cette tragédie terrifiante et banale fait réfléchir en miroir sur la limite si ténue entre délire et normalité, dans un monde où l'ailleurs hostile déteint sur l'intime de la douleur, sur l'inexorable solitude.
Alors Paule balaie la sciure des arbres coupés et des effractions mentales, de l'écorce des souvenirs et d'un désordre en flux impossible à endiguer. Et elle sourit...
La mise en scène, très sobre, confère à ce monologue en dialogue supposé une force de dépouillement et d'esseulement, que la parole presque sans intonation de Catherine Andreucci rend à la fois tendre et terrible.
Une intensité de théâtre à ne pas manquer. A.D. Théâtre des Déchargeurs 1er.