MORT À CRÉDIT de Louis-Ferdinand Céline. Adaptation et mise en scène Géraud Bénech. Avec Stanislas de la Tousche.
Dans le clair obscur de sa chambre, Céline, au soir de sa vie, évoque ses premières années dans un roman d'apprentissage autobiographique qui a bouleversé le paysage littéraire de son époque, tant le genre, la tonalité, le style de Mort à crédit étaient hors normes. Inclassable, à la fois par l'acuité du regard que l'enfant porte sur son entourage et par la verdeur atypique du langage qui anime chacune des scènes. Le père aurait pu prétendre à un statut social plus affirmé que lui laissait entrevoir son baccalauréat, et ronge ses frustrations entre rêveries et violences incontrôlées, incapable de dire à son fils sa tendresse enfouie et ses espérances. La mère vivote dans le monde féminin de sa propre ascendance maternelle. Il y a l'aïeule et ses subjonctifs surannés, les déménagements successifs entre Paris et les banlieues, les logements sans charme. Une kyrielle de situations désopilantes illustre l'enfant non désiré et décalé, apeuré de la punition à venir, mais aussi la grand-mère affectueuse à sa manière un peu rude. Le petit Ferdinand vit dans un milieu qui oscille entre la médiocrité des revenus, les velléités de respectabilité, la curiosité des nouveautés qu'offre la société ambiante traversée de progrès industriel. Ce bouillon de cultures hétéroclites du siècle naissant transparaît dans les photos et extraits de films d'époque projetés en fond de scène, dans les chansons qui jaillissent d'un électrophone grésillant.
Le choix judicieux de l'adaptation théâtrale de ces premiers chapitres permet à Stanislas de la Tousche, qui incarne à s'y méprendre Céline, de donner la pleine mesure de son talent de cocasserie, de gestuelle efficace, d'alternance entre subjonctif, métaphores visuelles et verdeur scatologique et argotique, qui caractérisent la langue de Céline. On rit beaucoup au récit mimé de la traversée de la Manche, tout en ressentant presque la nausée des voyageurs. On masque à grand peine la répulsion devant le faciès de la vieille tante, on frémit de dégoût devant la crasse du gamin pas lavé. On s'apitoie dans les affres du certificat d'études. La force incomparable de Céline est de donner à voir, à sentir au propre et au figuré le lamentable de l'existence sans laisser le temps de l'apitoiement. Et Stanislas de la Tousche rend palpables ces rebondissements grâce à la diversité tant de ses immobilités que de ses pirouettes d'ironie.
A voir avec grand plaisir. A.D. Théâtre de la Contrescarpe 5e.