MONSIEUR KAÏROS. Texte et mise en scène Fabio Alessandrini avec Fabio Alessandrini et Yann Collette.
Un halo de lumière zèbre l’obscurité, centré sur l’homme et son ordinateur. Il est plongé dans sa lente progression dans le dialogue qu’il est en train d’écrire. Hésitant, balbutiant, trébuchant dans les mots et les figures auxquels il va donner vie et chair. Il évoque un médecin dans le chaos d’une guerre, dont la métaphore sanglante se projette sur la cloison blanche qui lui fait face. De ce méandre mental surgit, franchissant la paroi, un homme quelque peu déboussolé voire hagard, en quête de sa propre identité dans cet embrouillamini de l’imaginaire. Mais qui est l’homme de la réalité, qui est le fantôme de son imagination ? Dans un entrelacs de paroles et d’intrigues, l’auteur et sa créature donnent corps en écho à une trame d’étrangeté. La situation a-t-elle déjà eu lieu, le médecin est-il réel ou un pur produit d’inventivité, comment saurait-il déjà des paroles qui n’ont pas encore été écrites ? Est-il possible que la créature échappe à son créateur, lui dicte ses conditions, remette en cause son allégeance d’objet en concoction ? Quelque tentative qu’il fasse, l’auteur se démène en vain dans la toile d’une araignée qu’il a lui-même inventée et il se voit bientôt débordé dans son autorité, son univers maîtrisé se fissure. Le personnage lui échappe jusqu’à se substituer à lui, plein de reproches sur la véracité douteuse des épisodes du récit. Est-il de chair et d’os, cet écrivain bousculé, accusé d’inconséquence et de cruauté ? Et son alter ego accusateur et revendicatif, en mal d’amour, qui produit des lettres inédites ?
La ressemblance entre les deux acteurs et le clair-obscur de la scène contribuent à brouiller encore davantage les pistes du bon sens.
Et le spectateur ? Est-il lui aussi le produit d’une mystification littéraire ? Peut-on demander des comptes à son créateur, modifier à son gré les tours et détours de sa propre existence ? L’interpellation deviendrait vite universelle…
Le jeu est diversifié et intelligemment inquiétant, entre affolement, cynisme, drôlerie et agressivité.
Et les deux comédiens maintiennent sans répit le spectateur en état de suspens. Comme une apesanteur mentale, tangible et incarnée, entre deux corps, deux lumières, deux mondes.
En sortant, on jette un regard furtif derrière son épaule. Des fois que… A.D. Théâtre du Lucernaire 6e.