LUCRÈCE BORGIA de Victor Hugo. Mise en scène Henri et Anne-Marie Lazarini avec Emmanuel Dechartre, Frédérique Lazarini, Didier Lesour, Marc-Henri Lamande, Louis Ferrand, Hugo Givort, Clément Héroguer, Pierre-Thomas Jourdain, Kelvin Le Doze, Adrien Vergnes.
Comment avouerait-elle à Gennaro qu’elle est sa mère, qu’il est le fruit d’un inceste abhorré ? Il est jeune, plein de fougue, en quête d’une mère que son cœur innocent ne peut identifier qu’à une image de pureté. Elle est précédée d’une réputation détestable, pleine d’opprobre, de sang et de fureur. Le carnaval de Venise l’autorise à suivre l’objet de sa tendresse cachée. Démasquée, au sens propre, par les compagnons de Gennaro, elle ne se résigne pas à un aveu qui le ferait fuir. Elle préférera encourir la vengeance de son époux, le Duc d’Este, qui la croit adultère, et s’enferrer dans le mutisme au moment même où l’on croirait le dévoilement possible. Passée maîtresse dans l’art des poisons, elle ne l’est pas moins dans celui du contrepoison et choisit le sacrifice pour sauver son fils. En vain. Gennaro commettra l’irréparable avant de comprendre qui elle était en réalité. Parlerait-on de rédemption posthume ? Lucrèce peut-elle être sauvée par son calvaire et sa mort ?
Victor Hugo ne lésine ni sur le sang, ni sur la grandiloquence, tout en conférant à ce drame particulièrement obscur le rire grotesque, sardonique, dont Shakespeare a été le génial précurseur. Les jeunes Vénitiens vengeurs s’abîment dans la truculence de leurs beuveries avant de sombrer dans l’horreur du meurtre collectif dont ils seront victimes. On est loin de la pudeur classique et les cadavres s’entassent en direct. La figure chevaleresque de Gennaro se dresse au-dessus d’une mêlée de perversité démultipliée, valets maléfiques ou serviles, maîtres en proie aux démons de la jalousie, de la vengeance. Gennaro et Lucrèce oscillent douloureusement dans le trouble d’un amour inavouable, justement parce qu’il est le fruit d’une union inavouable. La mort les réunira enfin, dans une sorte de pureté qui transcende la faute exécrable. Inexpiable. D’autant plus que Hugo n’est pas tombé dans le piège d’une assomption édulcorée où son héroïne, touchée par la grâce de la tendresse deviendrait une sainte extatique. Elle est et reste un être de contraste et de violence, de rouerie et de perfidie, même si c’est au service de son amour maternel. L’alternance du rouge et du noir dans ses brocarts témoigne de sa duplicité, rehaussée par l’ambiguïté inquiétante de son âme damnée de Gubetta, fauve et charbonneux comme elle.
Le plateau est pratiquement vide, dans le rouge cruel et le noir infernal, dans une semi-obscurité chargée d’orages à venir. Les protagonistes l’habitent de leurs excès, de leurs ruses diaboliques, des passions insatiables qui les hantent. Masques de mort, vêtements en noir et blanc, musique hurlante, tout contribue à l’horreur sans pardon. Et on ne peut rester indifférent devant cette jeunesse massacrée sans raison. A.D. Théâtre 14 14e.