ICI, IL N’Y A PAS DE POURQUOI. Adaptation théâtrale de « Si c’est un homme » de Primo Levi et Pieralberto Marché. Adaptation Tony Harrisson et Cecilia Mazur. Mise en scène Tony Harrisson avec Tony Harrisson. Musicien Guitoti (hang).
Comment nommer l’innommable, comment dire l’indicible, comment se faire entendre de ceux qui ne l’ont pas vécu ? C’est à cette interrogation vitale, mortelle et sans réponse, que Primo Levi, rescapé du camp d’Auschwitz, s’est attaché, enchaîné pourrait-on dire, dès sa libération jusqu’à sa mort en 1987. L’onde de choc qu’a suscitée sa parole n’a jamais cessé de résonner au-delà de la Shoah et de ses circonstances historiques, pour se faire l’écho de tous les génocides, dont la nature même est hélas universelle. Mêmes inconcevables tortures, même espoir tenace vrillé aux corps martyrisés, même abolition de la dignité de l’homme. Et surtout même incompréhension de ce qui motive une telle injustice.
Dans une obscurité à peine trouée de fulgurances, un homme dépouillé parle, raconte, évoque l’horreur au quotidien, dans les petits gestes de la survie immédiate, dans la dégradation du corps qui se défait, se répand, dans la honte incoercible de la déshumanisation. La barbarie n’est pas dans la seule brutalité verbale et physique, elle se niche insidieusement dans l’interstice des corps en souffrance, des esprits dépris d’eux-mêmes et des volontés laminées sciemment, froidement, inhumainement, jour après jour. Dès lors, il ne s’agit plus que de tenir coûte que coûte, au prix de la reptation et de la servitude. Avec parfois, au cœur de ce néant au-delà de la souffrance même, l’éclat lumineux d’une main chaleureuse tendue, d’une humanité survivante.
Quelques barreaux dressés, un corps accroché à la vie immédiate, une gestuelle très physique scandée par le flux de paroles. Tony Harrisson est bouleversant de vérité, comme dénudé de tout ce qui pourrait susciter la sensiblerie ou l’apitoiement. Derrière lui, la mélodie de cet extraordinaire hang, le musicien Guitoti en tire des accords métalliques, chantants, infiniment variés, doublés de ceux des bols tibétains. Etranges répons à la fois évocateurs et contrastés, dans le rythme lancinant du train, la stridence des sirènes, la sourde douleur du froid glacial, du vent, comme dans la luminosité de l’espoir et de la joie.
D’une sobriété magnifique. A.D. Théâtre Lucernaire 6e.