GUÉRISSEUR de Brian Friel. Mise en scène Benoît Lavigne avec Xavier Gallais ou Thomas Durand, Bérangère Gallot, Hervé Jouval.
C’est l’histoire d’une imposture généralisée. Personne n’est vraiment à sa place. Frank Hardy est peut-être doué d’un pouvoir de guérisseur, qu’il ne s’explique pas lui-même. Grace, sa compagne, vit avec lui une errance si peu en accord avec le statut social et le niveau de compétence qu’elle avait avant de le suivre dans ses pérégrinations. Teddy, l’ami fidèle, a connu des jours nettement meilleurs d’imprésario, avant de consacrer des décennies exclusives à ce « fantastique » mythomane. Car Frank est menteur, égoïste, un charlatan à coup sûr, qui échappe au cynisme par la réussite imprévisible qui lui échoit mystérieusement parfois. Ce qui a suffi pendant longtemps à entretenir sa réputation et la fascination qu’il exerce sur ses deux acolytes. Ce n’est pas faute d’humilier sa gracile compagne, de gommer dans une amnésie inqualifiable la douleur de l’enfant sans avenir, de tracer sans pitié le sillage de l’imprésario, avec grande désinvolture pour les factures à acquitter. Une torture variée que ses deux victimes racontent chacune à sa manière.
Qu’est-ce qui a assuré l’apparente cohésion de ce trio improbable pendant si longtemps ? Chacun d’entre eux, à son tour, va raconter les mêmes épisodes, d’errance, de rire, de mort, de souffrance. Ainsi se noue, sans qu’il y ait concomitance des trois personnages sur la scène, un récit en allers et retours, scandé par la récitation lancinante des toponymes irlandais.
Seules une bannière défraîchie et quelques chaises meublent l’espace théâtral, sur lequel des musiques d’époque ou folkloriques et le jeu des lumières projettent des univers mentaux disparates autour de la même histoire, à la fois même et différente.
Qui dit la vérité et quelle est-elle vraiment ? Nul ne saurait démêler cet écheveau de subjectivité. Trois monologues en dialogue différé brossent trois questionnements, trois souffrances, celle de la dépression de Grace, celle de la joie réelle et factice de Teddy, celle de la lucidité étrange de Frank. La mort est au bout du chemin.
Les trois comédiens confèrent à ce triptyque une tendresse, une humanité, une émotion réellement bouleversantes. Ah, l’art de suggérer en points de suspension, dont la phrase théâtrale bien en place a le secret… A.D. Théâtre du Lucernaire 6e.