Parcours en images de l'exposition

WALTER SICKERT
Peindre et transgresser

avec des visuels mis à la disposition de la presse
et nos propres prises de vue

Parcours accompagnant l'article publié dans la Lettre n°561 du 11 janvier 2023




 
Walter Sickert (1860-1942) est une personnalité excentrique et mystérieuse, et un artiste singulier.
Son indifférence aux conventions, ses techniques picturales sans cesse renouvelées et ses sujets énigmatiques et souvent perturbants font de lui un acteur de l’innovation artistique britannique pendant soixante ans.
Il se fait remarquer en Angleterre à la fin des années 1880 avec ses tableaux de music-halls, à une époque où ces lieux ne sont pas jugés dignes d’être peints. Il fait ensuite scandale au début du XXe siècle en peignant des nus sombres et dérangeants dans de sordides chambres meublées des quartiers populaires. Son travail est alors influencé par la scène artistique française du tournant du siècle, dont il fait pleinement partie. Sickert vit un long moment en France, à Dieppe surtout, où il habite de 1899 à 1905, et à Paris, où il expose régulièrement au cours de la première décennie du XXe siècle. Il est présent au Salon des indépendants ou encore au Salon d’automne, ainsi que chez ses deux marchands parisiens, Durand-Ruel et Bernheim-Jeune. Important pivot entre la France et la Grande-Bretagne, il noue des liens artistiques ou amicaux profonds avec de nombreux artistes français, en premier lieu avec son mentor Edgar Degas.
Après la Première Guerre mondiale, il rentre définitivement en Angleterre où il devient un artiste reconnu et influent, tandis qu’en France il sombre dans un oubli relatif. Il déstabilise à nouveau le milieu de l’art anglais durant la dernière partie de sa carrière, avec des peintures aux couleurs étranges, faites à partir d’images de presse, témoignant d’une conception novatrice du processus créatif. Il continue ainsi à se renouveler et à incarner une certaine forme de modernité en modifiant ses thématiques et sa manière de peindre.

Grand panneau à l'entrée de l'exposition.
 
Texte du panneau didactique.
Scénographie
À la mémoire de Delphine Lévy (1969-2020)

Delphine Lévy était une femme de musées et une historienne de l’art passionnée. À l’origine de la création de l’établissement public Paris Musées, elle en fut la première directrice de 2013 à 2020.
Parallèlement à sa carrière de haut fonctionnaire à la Ville de Paris, elle avait repris des études en histoire de l’art, jusqu’à devenir la spécialiste française, reconnue internationalement, de Walter Sickert. Elle s’était personnellement investie pour la reconnaissance de son œuvre en France, lui consacrant ses deux mémoires de recherche, un ouvrage monographique Walter Sickert, l’art de l’énigme et une exposition thématique sur Sickert à Dieppe au Château-Musée de cette ville. Au moment de sa disparition, elle venait d’achever une nouvelle et imposante monographie publiée à titre posthume et avait largement engagé la préparation de la présente exposition, organisée en partenariat par la Tate Britain et le Petit Palais.
« Walter Sickert est un artiste qui ne se laisse pas aisément saisir. Sa peinture est à l’image de sa personnalité, à la fois provocatrice et énigmatique. Le peintre Jacques-Émile Blanche, au bout d’une quarantaine d’années d’amitié, évoquait “une discrétion dédaigneuse, une sorte d’auto-défense dans son attitude vis-à-vis des contacts humains – noli me tangere… Toutes les relations avec Sickert ont un caractère extraordinaire, mystérieux”. » Delphine Lévy, Sickert. La provocation et l’énigme, Paris, Cohen & Cohen, 2021, p. 15.
 
Texte du panneau en hommage à Delphine Lévy
 
Portrait de Delphine Lévy


1 - UNE PERSONNALITÉ ÉNIGMATIQUE

Scénographie
L’identité de Walter Sickert est complexe dès l’origine : né à Munich en 1860 d’un père artiste d’origine danoise et d’une mère anglo-irlandaise élevée à Dieppe, il grandit en Angleterre. À ce profil cosmopolite s’ajoute une personnalité énigmatique, à multiples facettes et faite de contradictions. Après une brève carrière d’acteur, dont il conserve le goût du déguisement et du jeu, Sickert se fait artiste, peintre et graveur, mais aussi critique et enseignant. Il endosse tour à tour ces professions, comme autant de rôles dans lesquels il s’implique avec ferveur.
Les autoportraits qu’il peint tout au long de sa vie se font le reflet sur la toile d’un personnage changeant. Il modifie en effet régulièrement son apparence, sa manière de s’exprimer, sa technique de peinture ou même ses opinions. Son ami, le peintre français Jacques-Émile Blanche dit ainsi de lui : « Si Sickert devait écrire ses mémoires, ceux-ci rempliraient des volumes aussi romantiques que ceux de Casanova. Nous y verrions ce Protée, ce caméléon, traverser différentes scènes en Angleterre, à Dieppe, et à Venise […], modifiant sa tenue vestimentaire et son aspect. Son génie pour le déguisement, dans ses habits, sa façon de porter ses cheveux et son élocution, rivalise avec celui de Fregoli. Il pouvait prendre l’apparence de l’empereur François-Joseph ; il pouvait être aussi élégant que le mannequin d’un tailleur, aussi loqueteux qu’un clochard. On aurait pu le prendre pour un marin à Dieppe, ou un gondolier; mais par nature, il a toujours été un gentleman distingué.»
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Self-Portrait in Grisaille. Autoportrait en grisaille, 1935. Huile sur toile. Londres, National Portrait Gallery.

Dans cet autoportrait, le camaïeu de gris revendique la photographie comme source et matériau de prédilection de l'artiste. Ce dernier transpose en effet une photographie en noir et blanc, publiée dans The Star dans l'article relatant sa démission de la Royal Academy en 1935. Sickert se dirige droit vers le spectateur, appuyé sur sa canne et le visage à moitié dissimulé par son couvre-chef, dans une attitude qui peut évoquer aussi bien le défi que la défaite.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Autoportrait, vers 1896, huile sur toile. Leeds, Leeds City Art Gallery. © Leeds Museums and Galleries (Leeds Art Gallery), U.K. / Bridgeman Images.

Avec ce sombre autoportrait peint vers 1896, Sickert revêt une nouvelle fois un visage mystérieux qui émerge à peine de l’obscurité. Il se représente comme un homme dans la tourmente, confronté à des difficultés artistiques, pécuniaires et conjugales. Il peine en effet à s’imposer comme portraitiste et à vendre ses œuvres. Face à ses tromperies répétées, sa première femme, Ellen Cobden, s’est séparée de lui puis divorce en 1899, et le prive de son soutien financier.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Self-Portrait ; The Bust of Tom Sayers. Autoportrait : le Buste de Tom Sayers, 1913. Huile sur toile. The Ashmolean Museum, Université d'Oxford.

Sickert, le menton relevé, semble adopter ici une attitude de défi face à son reflet et au spectateur. Cela fait écho au buste posé à droite, devant le miroir, qui représente le boxeur Tom Sayers, un héros local qui résidait à Londres, dans le quartier de Camden Town à la fin de sa vie. La large barbe rousse de Sickert, qu'il a fait pousser à Dieppe pendant l'été 1913, est une excentricité comme une autre. Il a successivement eu une épaisse chevelure ondulée, s'est rasé le crâne, s'est laissé pousser la barbe, et ainsi de suite.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Lazarus Breaks his Fast. Lazare rompant le jeûne, v. 1927. Huile sur toile. Collection particulière.

Sickert endosse dans cet autoportrait le rôle biblique de Lazare, un homme ressuscité par Jésus, alors qu'il a lui-même été malade de longs mois. Il se représente voûté sur son écuelle, retrouvant son appétit et son envie de vivre. Pour cet autoportrait, Sickert part d’une photographie prise par sa troisième femme, Thérèse Lessore, laquelle joue un rôle de plus en plus important dans son processus créatif. Il abandonne alors progressivement le dessin comme étape préparatoire à la composition de ses peintures.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Servant of Abraham. Le Serviteur d'Abraham, 1929. Huile sur toile. Londres, Tate. Offert par les Amis de la Tate Gallery, 1959.

Avec cet autoportrait, Sickert se représente sous les traits d'un autre personnage biblique. Il devient le serviteur d'Abraham, envoyé chercher une femme pour son fils Isaac. Son œil gauche perçant évoque le rôle visionnaire de l'artiste. Cette peinture a elle aussi pour source une photographie mise au carreau. Cette dernière est reportée et agrandie sur la toile, à une échelle qui donne au visage de l'artiste des proportions monumentales. La grande barbe carrée de Sickert amplifie encore le caractère imposant de l’image.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Painter in his Studio. Le Peintre dans son atelier, 1907. Huile sur toile. Canada, Ontario, Art Gallery of Hamilton. Don du Women's Committee, 1970.

Sickert se représente ici en artiste, palette et pinceaux à la main. Le cadre du miroir de cheminée dans lequel il s'observe borde la gauche et le bas du tableau. Au premier plan, sur le dessus de cheminée, sont posés des moulages, notamment à droite une petite réplique de l’Esclave mourant de Michel-Ange. À l'arrière-plan, derrière sa tête, le peintre représente son tableau Théâtre de Montmartre. La superposition de ces éléments, entre reflet et espace réel, brouille la lecture de l'œuvre.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Front at Hove (Turpe Senex Miles Turpe Senilis Amor). Le Front de mer à Hove (Turpe Senex Miles Turpe Senilis Amor), 1930. Huile sur toile. Londres, Tate. Achat 1932.

Sickert séjourne à plusieurs reprises à Brighton avec sa troisième femme, Thérèse Lessore, qui est peut-être l'autre personnage assis avec lui sur le banc. Un écho se crée entre la figure de Sickert et les imposantes résidences de l'arrière-plan, témoins de la grandeur passée de ce quartier de la station balnéaire. Grand séducteur, Sickert subit à son tour l'épreuve du temps et cite en guise de titre, non sans ironie, un vers des Amours d'Ovide : « Un vieux soldat est une chose pitoyable, l'amour sénile l'est aussi. »


2 - LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE. DE WHISTLER À DEGAS

Scénographie
Après un passage de quelques mois à la Slade School of Fine Art, et auprès d’Otto Scholderer (1834-1902), peintre proche de son père et de l’école française, Sickert commence sa carrière en 1882 dans l’atelier de James Abbott McNeill Whistler (1834-1903). Même si ce compagnonnage auprès du peintre américain proche du symbolisme et de l’impressionnisme est de courte durée, il est essentiel pour le jeune artiste. Auprès de Whistler, Sickert travaille à la représentation de paysages, souvent urbains. Les petits panneaux peints de ces deux artistes manifestent leur proximité par le choix des sujets et par la technique, caractérisée par une peinture tonale virtuose, fondée sur une déclinaison de couleurs aux tonalités proches, et par une exécution rapide. Sickert apprend également la gravure auprès de Whistler, pour qui il imprime avant de réaliser lui-même des gravures dès le début de sa carrière.
En avril 1883, Sickert rencontre une première fois Degas, alors qu’il se rend à Paris pour apporter au Salon de la Société des artistes français Arrangement en gris et noir n° 1. Portrait de la mère de l’artiste de Whistler. Après ce premier contact, Sickert noue un vrai lien avec Degas durant l’été 1885. Tous deux se côtoient dans le cénacle intellectuel et artistique réuni à Dieppe autour du peintre Jacques-Émile Blanche (1861-1942) et de la famille de l’écrivain et librettiste Ludovic Halévy (1834-1908). Ce cercle joue un rôle important dans le lancement de la carrière de Sickert qui y rencontre d’autres artistes, des collectionneurs et des marchands.
Son amitié indéfectible avec Degas, dont l’influence éclipse progressivement celle de Whistler, a aussi un impact décisif sur sa peinture. Il retient de ce nouveau mentor l’emploi de couleurs plus franches, une composition plus construite et de nouveaux sujets.
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Rehearsal, The End of The Act. The Acting Manager, c. 1885-1886. Huile sur toile. UK, Londres, Collection particulière. Photo © Christie’s Images / Bridgeman Images.

Ce panneau représente une femme épuisée assise sur un canapé : il s’agit d’Helen Couper-Black, la directrice d’une compagnie de théâtre que Sickert avait déjà représentée en gravure. Celle-ci encadrait notamment des conférences données par des intervenants dont Whistler faisait partie. Sickert emploie ici encore les harmonies tonales chères à Whistler, mais la composition travaillée et surtout le choix du sujet marquent son lien avec Degas : le monde du spectacle s’insinue dans son œuvre.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). A Shop with a Balcony. Une boutique avec balcon, 1897-1899. Huile sur bois. The Hunterian, Université de Glasgow.

Avec ce support de bois pris dans un sens vertical, Whistler opère le même jeu sur les lignes orthogonales de la rue et de la façade, parfaitement alignées avec les bordures du panneau de bois. Cette vue est animée par quelques figures : une femme et un chien dans l'encadrement de la porte, une femme et deux enfants au balcon, une autre figure sur le trottoir. Ce sujet quotidien, peint en de précieuses harmonies de violets, bruns et ocre, devient là encore prétexte à une recherche esthétique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Laundry Shop. La Blanchisserie, 1885. Huile sur panneau. Leeds Museum and Galleries. Achat 1937.

À partir de l'été 1885, une relation durable se consolide entre Sickert et Degas. L'influence concurrente de ses deux mentors est sensible sur ce panneau. Sickert retient de Whistler le motif de la figure inscrite dans l'encadrement et les teintes subtiles, et de Degas l'importance du dessin et de la composition préalable. Sa peinture prend un aspect plus construit, moins immédiat. En 1897, Sickert rompt définitivement avec Whistler dont il s'était progressivement éloigné.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Red Shop (or The October Sun). La Boutique rouge (ou Le Soleil d'octobre), v. 1888. Huile sur panneau. Norfolk Museums Service (Norwich Castle Museum & Art Gallery). Legs de H. B. Broadbent, 1949.

À côté des harmonies subtiles et étouffées des scènes urbaines voisines, ce panneau surprend par le rouge éclatant employé pour la devanture de la boutique. Cette couleur intense contraste avec les teintes ocre et brunes du reste de la rue et de ses bâtiments. Sickert, avec cette palette chromatique ravivée, utilise une gamme de couleurs qui prélude aux riches décors des salles de music-hall, qu'il commence à peindre à cette même période.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Bathing Posts, Brittany. Les Poteaux de baignade, 1893. Huile sur bois. The Hunterian, Université de Glasgow.  

Dans ses nombreuses marines représentant différents fronts de mer, comme les plages bretonnes, Whistler porte toujours une attention particulière aux harmonies colorées : il joue sur des gammes de bleu et violet, d'argent et de bleu foncé, ou encore de vert et de gris. Cette vue rapidement brossée est animée par quelques voiles sur la ligne d'horizon, très haute, et par les silhouettes de deux troncs tortueux qui délimitaient la zone de baignade autorisée.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Bathing Season, Dieppe. La Saison des bains, Dieppe,  1885. Huile sur panneau. Brooklyn Museum. Don de Ferdinand Gottschalk.

Chez Whistler, le point de vue et le cadrage excluent souvent de ses marines la plage et ses occupants. Sickert choisit lui aussi une ligne d'horizon haute et joue de la même manière que son maître sur de subtiles harmonies colorées de bleu-vert et de gris, mais introduit la présence humaine. Derrière les cabines de bain, des silhouettes agglutinées au bord de l'eau animent le bas du panneau. Dieppe est alors une importante station balnéaire qui attire de nombreux touristes, notamment anglais.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Seascape. Paysage maritime, v. 1887. Huile sur bois. Édimbourg, National Galleries of Scotland. Legs du Dr Dorothea Walpole et de Mr R. H. Walpole, 1963.


3 - MUSIC-HALL : LES ARTIFICES DE LA SCÈNE

Scénographie
Sickert lance véritablement sa carrière avec ses peintures de music-halls à la fin des années 1880. Il fait scandale en traitant de ce sujet subversif et inédit en Angleterre. En France, le sujet des cafés-concerts est déjà un motif récurrent de la modernité, notamment grâce à l’artiste Edgar Degas, nouveau mentor de Sickert. Le music-hall en revanche est un loisir populaire très décrié par la bonne société victorienne.
Également débits de boissons et lieux liés à la prostitution, ces salles de divertissements font l’objet d’une réglementation de plus en plus répressive. Le choix d’un tel sujet révèle le goût de la provocation de Sickert, tout en se prêtant à son envie d’expérimentations plastiques. Il en explore toutes les facettes de manière obsessionnelle, concevant des compositions de plus en plus sophistiquées qui jouent des points de vue, des cadrages et des reflets. Il représente les artistes sur scène, aussi bien que la salle du music-hall, dont le public devient à son tour un spectacle à part entière.
Ces œuvres controversées lui procurent une certaine notoriété, mais ne lui garantissent pour autant ni la reconnaissance du marché de l’art ni la stabilité financière.
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Little Dot Hetherington at the Old Bedford Hall, c. 1888-1889, huile sur toile. Collection particulière. Photo © James Mann / Collection particulière.

Le sujet de cette peinture, une chanteuse de music-hall se produisant sur la scène de l’Old Bedford, est populaire, mais le traitement adopté par Sickert est très sophistiqué. Il élabore ici pour la première fois un jeu de composition complexe grâce aux grands miroirs qui transfiguraient cette étroite salle de spectacle. Le bas de la peinture est occupé par des dossiers de fauteuils vus de face. Au-dessus, un miroir reflète la salle de spectacle, la chanteuse sous les feux des projecteurs et les têtes de l’auditoire.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Noctes Ambrosianae, 1906, huile sur toile. Nottingham Castle Museum and Art Gallery. © Nottingham City Museums & Galleries / Bridgeman Images.

L’émergence du loisir de masse et des foules sont des phénomènes importants du tournant des XIXe et XXe siècles. Sickert s’en empare et propose une vue surprenante de spectateurs chahutant dans la galerie du Middlesex Music-Hall, en bordure du populaire quartier de Camden Town. L’éclairage fait vibrer autant les dorures des décors que les visages des spectateurs empilés derrière les balustrades. Leurs corps se fondent dans la pénombre de la galerie.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Gallery of the Old Mogul. Le Balcon de l’Old Mogul, 1906. Huile sur toile. Collection particulière.

Les music-halls londoniens commencent à diffuser des films à partir de 1896. Ce tableau, initialement intitulé Cinematograph, offre une rare et précoce représentation du cinéma. Sickert dépeint une masse sombre de spectateurs, vus de dos, qui se pressent pour regarder l'écran sur lequel est projeté un film, probablement un western. On entraperçoit à peine l'écran : le vrai sujet de cette peinture est la foule, absorbée par ce nouveau type de spectacle.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Vernet's Dieppe. Le Dieppe du Vernet, 1925. Huile sur toile. The Syndics of the Fitzwilliam Museum. Université de Cambridge.

L'intérêt de Sickert pour les spectateurs des lieux de divertissement populaire persiste tout au long de sa vie. Il offre ici un aperçu du Vernet, un café-concert de Dieppe, situé au bout du quai Henri IV, face au port. Sickert y passe ses soirées avant de se rendre au casino dont les tables de jeu n'ouvrent qu'à minuit. Les membres de l'assistance sont représentés de profil, captivés par ce qui se déroule hors du cadre du tableau, mais ce sont bien eux que le peintre observe: le spectateur devient le spectacle.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Pit at the Old Bedford. La Fosse de l’Old Bedford, v. 1889. Huile sur toile. Toulouse, Fondation Bemberg.

Sickert condense ici tout ce qui l’intéresse des music-halls. Il représente les artistes, les musiciens dans la fosse, et peut-être la chanteuse sur scène, hors du champ du tableau, que l'on devine grâce à une ombre projetée sur le rideau. Dessinant lui-même depuis la salle, il inclut au premier plan un spectateur vu de dos. Enfin, il restitue les jeux de lumières sur le décor de l’Old Bedford, avec sa frise en vitrail au-devant de la scène et ses moulures dorées.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Eugene Goossens Conducting. Eugene Goossens en train de diriger, 1923-1924. Huile sur toile. Londres, Daniel Katz Gallery.

Malgré sa prédilection pour les modèles féminins, les figures masculines du monde du spectacle, chanteurs, acteurs ou encore « lions comiques », acteurs de parodies qui moquent la haute société, attirent aussi l'attention de Sickert. Il représente ici le compositeur et chef d'orchestre anglais Eugene Goossens en adoptant un cadrage étonnant. Goossens apparaît de trois quarts dos, le profil révélé par des touches vert pâle. Son corps est caché derrière la balustrade qui entoure la fosse de l'orchestre et occupe toute le moitié inférieure du tableau.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Bonnet et claque. Ada Lundberg at the Marylebone Music Hall, v. 1887. Huile sur toile. Collection particulière.

Ce tableau frappe par son gros plan sur des visages à l'aspect caricatural et simplifié. Sickert ne tente pas de dignifier le milieu du music-hall et les personnes qu’il représente. Le visage de la chanteuse Ada Lundberg, à droite, est englouti sous des anglaises et un chapeau. On ne voit d’elle qu’une bouche béante. L’arrière-plan est occupé par les visages fascinés des spectateurs que l’on devine bruyants et agités.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Gaîté Montparnasse, last gallery to the left. Gaîté Montparnasse, dernière galerie de gauche, 1907. Huile sur toile. The Ashmolean Museum, Université d'Oxford.

Offert par Christopher Sands Trust, 2001. Pour Sickert, les music-halls et les cafés-concerts, leurs plâtres peints et leurs dorures clinquantes aux reflets exacerbés par l'éclairage électrique, sont prétextes à des recherches picturales sophistiquées. Il joue des lignes droites et courbes, à la limite de l'abstraction, et multiplie les points de vue étonnants. Un vertigineux effet de contre-plongée met ici en valeur la ligne serpentine du balcon, soulignée par les éclats de ses moulures dorées.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Gallery of the Old Bedford. Le Balcon de l’Old Bedford, 1894-1895. Huile sur toile. National Museums Liverpool, Walker Art Gallery.

Progressivement, Sickert se focalise davantage sur les spectateurs et les décors des salles de music-hall plutôt que sur les artistes. Les harmonies ocre animées de touches de rouge sont caractéristiques de ses œuvres représentant ces salles au décor volontiers chargé, voire clinquant. Un grand miroir bordé de moulures dorées, servant à donner l'illusion d’un lieu de spectacle plus grand, occupe la moitié gauche du tableau. Ce jeu de reflet perturbe le regard et permet à Sickert de défier la surface en deux dimensions du tableau.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Sisters Lloyd. Les Sisters Lloyd, v. 1889. Huile sur toile. UK Government Art Collection. Achat aux Leiceste Galleries, décembre 1988.

Les Sisters Lloyd étaient un groupe familial dont la composition a changé au fil des années. Les deux membres représentés ici dans leurs costumes assortis sont probablement les cousines Rosie Lloyd et Bella Orchard. Le spectacle de music-hall est alors exclu du monde culturel et généralement relégué dans le registre du loisir populaire. Seules quelques figures des milieux décadentistes ou symbolistes, comme Arthur Symons en Angleterre ou Stéphane Mallarmé en France, reconnaissent la poésie des chants de ces artistes.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Théâtre de Montmartre, v. 1906. Huile sur toile. King's College, Université de Cambridge. Actuellement en dépôt au Fitzwilliam Museum, Cambridge.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Trapeze, 1920, huile sur toile. © The Fitzwilliam Museum, Cambridge.

Ce tableau révèle le goût de Sickert pour le cirque, aussi bien en tant que divertissement qu’en tant que sujet artistique. La toile d’un vaste chapiteau constitue l’arrière-plan de cette peinture au cadrage très surprenant, presque photographique. Un effet de contre-plongée puissante donne l’impression d’être assis sur les gradins, parmi les spectateurs, la tête tournée vers le haut pour regarder le numéro de la trapéziste prête à s’élancer.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Brighton Pierrots, 1915, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

L’engouement de Sickert pour le monde du spectacle, qui l’absorbe complétement de 1887 à 1889, ne se tarit pas par la suite. Pendant l’été 1915, il séjourne à Brighton et se rend tous les soirs pendant cinq semaines à un spectacle de Pierrots, qui lui fournit la matière pour cette œuvre importante. Les costumes aux couleurs vives de la troupe et le ciel de fin de soirée aux harmonies acidulées montrent une évolution de la palette de Sickert.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The PS Wings in the O.P Mirror ou le Music-Hall (1888-1889), huile sur toile. Rouen, Musée des Beaux-Arts. © C. Lancien, C. Loisel / Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie.

Des couleurs et lumières éclatantes animent l’arrière-plan de cette peinture. Elles attirent le regard sur une chanteuse en robe rouge, qui rappelle celle du Café-Concert des Ambassadeurs de Degas. Curieusement, les spectateurs au premier plan ne regardent pas dans sa direction, mais droit devant eux. Il s’agit une fois de plus d’une imbrication d’un reflet dans le tableau : la chanteuse est bien face aux spectateurs, l’arrière-plan est le reflet de la scène dans un miroir dont on aperçoit le cadre mouluré.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Minnie Cunningham at the Old Bedford, 1892, huile sur toile. Londres, Tate.

Sickert se déplace volontiers pour aller voir ses vedettes préférées sur scène, comme Minnie Cunningham, une danseuse et actrice à succès. Il peut se rendre dans plusieurs lieux de spectacle la même soirée pour les suivre de représentation en représentation. L’artiste les invite aussi parfois dans son atelier pour des séances de pose, qui complètent les dessins qu’il fait d’elles sur le vif, pendant leur spectacle. Sickert entretient des liaisons amicales ou amoureuses avec plusieurs d’entre elles.


4 - PEINDRE L'ÂME

Scénographie
Au cours des années 1890, Sickert développe une activité de portraitiste, cherchant à s’établir une réputation dans ce genre particulier qui l’intéresse jusqu’à la fin de sa carrière.
Il dessine alors des portraits d’artistes pour les journaux et magazines, et se lance également dans la peinture de portraits de commande. L’irruption de ce nouveau genre répond à la situation financière de Sickert, qui se dégrade au même moment.
Il ne parvient pas à vivre de son art, ses tableaux de music-halls ne trouvant pas leur marché. Sa condition se complique encore davantage lorsqu’il se trouve privé du soutien de sa femme, Ellen Cobden-Sickert, qui le quitte lorsqu’elle découvre ses infidélités répétées. Les commandes de portraits, a priori plus lucratives, lui apparaissent donc comme une solution. Le peintre tente alors de s’affirmer comme un grand portraitiste, capable de saisir l’âme de ses modèles, quitte à déplaire. Or la satisfaction du commanditaire n’étant jamais l’objectif de Sickert, sa stratégie commerciale est mise à mal. Son talent s’exprime davantage dans ses portraits intimes d’amis, issus des cercles artistiques et culturels anglais ou français, ou de modèles anonymes, saisis dans leur environnement.
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Venetian Shawl. Le Châle vénitien, 1903-1904. Huile sur toile. Ivor Braka.

En septembre 1903, alors qu'il a déjà voyagé et séjourné à Venise à plusieurs reprises, Sickert s'y installe pour un an. Durant l'hiver pluvieux, il y peint ses premières scènes d'intérieur ainsi que des portraits de femmes des classes populaires. Deux modèles l'intéressent particulièrement : les prostituées Giuseppina et Carolina. Dans ce tableau, il représente Carolina assise, accoudée sur l'extrémité d’un canapé. Son corps à demi étendu, pris dans la masse d'une robe et d’un grand châle noir, forme une grande diagonale.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Blackbird of Paradise, c. 1892, huile sur toile. Leeds, Leeds City Art Gallery. © Leeds Museums and Galleries, UK / Bridgeman Images.

Ce portrait intense représente un modèle non identifié, peut-être une chanteuse. Le visage pâle de la femme, animé de touches rougeoyantes, dévoile un sourire étrange. Sa force expressive est amplifiée par une touche longue et assurée, presque abrupte. Un critique anglais y a vu « un type humain de la catégorie la plus dégradée ». Le titre de la peinture, tardivement attribué par Sickert, serait inspiré d’un de ses poèmes favoris, The Bird of Paradise de William Henry Davies.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Victor Lecourt, 1921-1924. Huile sur toile. Manchester Art Gallery. Legs de George Beatson Blair, 1941.

La prestance de ce modèle, patron d’un restaurant familial près de Dieppe, attire l'attention de Sickert. Dans ce portrait dignifié, Victor Lecourt est représenté en pied dans l'appartement dieppois du peintre, rue Aguado. L’arrière-plan, riche en couleurs et en motifs, rappelle les intérieurs des nabis Pierre Bonnard et Édouard Vuillard que Sickert connaît bien. L'artiste travaille près de trois ans à ce portrait et rencontre un grand succès lorsqu'il le présente à la Royal Academy en 1925.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Mrs Swinton, 1906. Huile sur toile. The Syndics of the Fitzwilliam Museum, Université de Cambridge.

Ce portrait romantique de la séduisante chanteuse Elsie Swinton, avec qui Sickert entretient une intense relation pendant plusieurs années, reprend une photographie en noir et blanc du modèle prise dans l'atelier du peintre. Le regard étrangement perdu, vêtue d'une robe au rouge intense, le corps de la jeune femme se détache devant un océan houleux où un bateau semble faire naufrage. Le peintre a inventé cet arrière-plan de tempête et de naufrage pour renforcer l'intensité dramatique du portrait.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Jacques-Emile Blanche, c.1910, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

L’amitié de Sickert et Jacques-Émile Blanche s’est nouée pendant l’été 1882. Dans le chalet dieppois du peintre et écrivain français, Sickert rencontre ses futurs galeristes parisiens, Durand-Ruel et Bernheim-Jeune, et des artistes comme Auguste Renoir, Claude Monet ou encore Camille Pissarro. Leur relation connaît des hauts et des bas, mais Blanche reste toujours un soutien fidèle pour Sickert. En 1922 et 1923, il donne au musée de Rouen plusieurs œuvres de son ami, le faisant entrer dans les collections publiques françaises.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Cigarette (Jeanne Daurmont), 1906, huile sur toile. Metropolitan Museum of Art. Photo © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / Image of the MMA.

En 1906, dans le quartier populaire de Soho, Sickert rencontre deux sœurs belges, Jeanne et Hélène Daurmont, qu’il prend pour modèles. Jeanne est ici portraiturée dans une palette chromatique dominée par les bruns-gris et les bruns-verts. Le tableau est animé par le ruban rouge du chapeau et la sous-couche rouge du corps dénudé du modèle. Un dessin préparatoire indique qu’elle portait un habit rouge, peint dans un premier temps puis recouvert par Sickert, qui a ainsi transformé ce portrait informel en nu.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). L'Américaine, 1908, huile sur toile. Londres, Tate. Legs de Lady Henry Cavendish-Bentinck, 1940.

À Londres, Sickert choisit également des modèles issus des classes populaires. Il a une prédilection pour les coster girls, des vendeuses ambulantes de fruits, légumes ou encore de poissons. Il multiplie les études et portraits de ces femmes dans des intérieurs modestes. Parmi elles, il s'attache particulièrement à deux coster girls dont les grands chapeaux en paille, appelés sailor hats, le ravissent.


5 - PAYSAGES. Dieppe, Venise, Londres et Paris

Scénographie
À la suite de ses difficultés conjugales et économiques, et d’un essoufflement de son inspiration dans la représentation de la figure humaine, Sickert se tourne vers la peinture de paysages à la fin des années 1890. Ses séjours réguliers à Venise entre 1894 et 1904, et ceux de plus en plus longs à Dieppe et ses alentours, où il emménage de manière permanente entre 1898 et 1905, accompagnent cette transition.
Lors de son installation à Dieppe, il écrit : « Je vois ma ligne. Pas de portraits. Des œuvres pittoresques. » Il espère pouvoir vendre plus facilement ces représentations pittoresques d’une station balnéaire française alors au sommet de sa gloire, et celles de la mythique cité des Doges. Il garde son attachement à la peinture de paysages lorsqu’il revient à Londres en 1905. Sickert a par ailleurs la conviction que l’environnement urbain est aussi profondément évocateur. Il éprouve une véritable passion pour l’architecture, qu’il s’agisse de monuments importants auxquels il s’attache tout particulièrement, comme Saint-Marc de Venise et Saint-Jacques de Dieppe, ou de rues ordinaires. Les tableaux de Sickert évoluent alors de petits formats relativement sombres vers des tableaux plus grands, plus clairs et colorés, sous l’influence d’abord des impressionnistes français, des fauves et des nabis, puis de la jeune garde britannique.
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Façade of St Jacques. La Façade de Saint-Jacques, 1902. Huile sur toile. Collection particulière.

En 1882, Sickert retrouve à Dieppe Jacques-Emile Blanche, qu'il avait rencontré à Londres et par l'intermédiaire duquel il fait la connaissance de Renoir, Monet et Pissarro. Ces représentants de l'impressionnisme ont une influence certaine sur Sickert. Il choisit pour cette vue de la façade de Saint-Jacques une lumière de fin de journée qui anime de manière éclatante sa rosace. Ce tableau fait partie de la commande de M. Mantren pour décorer le restaurant de son Hôtel de la Plage.
Scénographie. L’église Saint-Jacques est le motif architectural dieppois auquel Sickert s’est le plus attaché. À l’occasion de ses nombreux séjours à Dieppe, il en multiplie les représentations. Même si la façade est son point de vue préféré, il en peint aussi le portail sud, vu depuis la rue Pecquet. Il anime la place de passants ou la laisse vide, change les harmonies chromatiques, restitue des effets de lumière de manière plus ou moins impressionnistes.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). St Jacques, rue Pecquet, Dieppe, 1907. Huile sur toile. Chichester, Pallant House Gallery (prêt d'une collection particulière de 1995).
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Façade of St Jacques, c. 1899-1900, huile sur toile. Whitworth Art Gallery. © The Whitworth, The University of Manchester - Photography by Michael Pollard.
Scénographie. Sickert peint à de très nombreuses reprises la basilique Saint-Marc. L’ensemble évoque la série des Cathédrales de Rouen de Claude Monet, qu’il a probablement vues à Paris en 1895, chez Durand-Ruel, avant de partir à Venise. Contrairement au peintre français, il ne travaille pas sur le motif. Il peint ses tableaux d’après des études, une fois de retour dans son atelier à Venise ou même à Londres. Ce travail sériel est en fait une recherche sur la technique picturale à partir du motif vénitien préféré de Sickert.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). St Mark’s, Venice (Pax Tibi Marce Evangelista Meus), 1896, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Façade of St Marks. Red Sky at Night. La Façade de Saint-Marc.  Ciel rouge la nuit, v. 1895-1896. Huile sur toile. Southampton City Art Gallery.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). St Mark's. Saint-Marc, 1901. Huile sur toile. Collection particulière.

Sickert revient à plusieurs reprises à Venise et à ses motifs favoris dans cette ville. Il peint dix tableaux représentant ce même pan de la façade de la basilique Saint-Marc. Ici, il choisit des couleurs claires et séduisantes. Il cherche alors à convaincre son marchand parisien, Durand-Ruel, de son potentiel commercial. Ses vues de Venise connaissent de fait un certain succès. Elles sont appréciées de collectionneurs et artistes comme son ami Jacques-Émile Blanche et l'écrivain André Gide.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Horses of St Mark's. Les Chevaux de Saint-Marc, 1901-1906. Huile sur toile. Bristol Culture : Bristol Museums & Art Gallery.

Sickert varie les points de vue sur la façade de la basilique Saint-Marc de Venise. En isolant certains fragments, il explore plus en détail le traitement des surfaces et volumes. Il réalise ainsi une série de neuf tableaux représentant cette vue des chevaux de bronze de Saint-Marc. Le choix du cadrage et du point de vue, en contre-plongée et de biais, est audacieux et amplifie l'impression de monumentalité du motif. Sickert pratique déjà la photographie à cette époque.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Bathers, Dieppe, 1902, huile sur toile. Liverpool, Walker Art Gallery, National Museums Liverpool. © National Museums Liverpool / Bridgeman Images.

Cette oeuvre, peinte par Sickert dans le cadre de sa commande pour la décoration de l’Hôtel de la Plage à Dieppe, se démarque des fronts de mer de sa période whistlérienne par son format et sa technique picturale. La peinture est moins diluée, posée par touches en une riche accumulation de bleus, de verts, de violets et de blancs et gris. Une fois encore, le point de vue qui exclut la ligne d’horizon et le cadrage qui joue sur le hors-champ évoquent la photographie.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Rowlandson House – Sunset, 1910-1911, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

Sickert est un enseignant charismatique, apprécié et controversé. Il donne des cours dès 1890 et prodigue toute sa vie des conseils aux artistes dont il est proche. De 1910 à 1914, il fait de son atelier de Hampstead Road une école de gravure, de dessin et de peinture, qu’il baptise Rowlandson House, en hommage à l’illustrateur et caricaturiste anglais Thomas Rowlandson (1756-1827). Dans cette vue de l’école, la masse sombre de ce bâtiment du quartier de Camden Town se détache sur une végétation et un ciel vibrants.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). L’Hôtel Royal Dieppe, 1894, huile sur toile. UK, Sheffield, Museums Sheffield, Millenium Gallery. Image © Sheffield Museums / Bridgeman Images.

Les œuvres dieppoises expérimentent des techniques et des factures diverses. Les tableaux, peints souvent sur le motif, offrent des vues de repères architecturaux et de scènes de la vie urbaine, comme une fête foraine et un spectacle de rue, ou encore des lieux de sociabilité tels le Café suisse et l’Hôtel royal. Ce dernier est un haut lieu du tourisme balnéaire qui fait la renommée de Dieppe. Sickert le représente ici avec des couleurs frappantes : sa façade bleu-vert contraste avec un ciel violacé.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Les Arcades et la Darse, v. 1898. Huile sur toile. Toulouse, Fondation Bemberg.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Café des Arcades (or Café Suisse). Café des Arcades (ou Café Suisse), v. 1914. Huile sur toile. Leeds Museums and Galleries. Achat 1942.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Celebrations, Dieppe. Célébrations, Dieppe, 1914. Huile sur toile. Collection particulière. Courtesy Piano Nobile, Londres.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Garden of Love or Lainey's Garden. Le Jardin de l'Amour ou Le Jardin de Lainey, v. 1927-1928. Huile sur toile. The Syndics of the Fitzwilliam Museum, Université de Cambridge.

Sickert retourne définitivement à Londres en 1922, après le décès de sa mère. Les paysages urbains londoniens remplacent les vues dieppoises. Ce tableau représente le jardin de Sickert et de sa troisième femme, l'artiste Thérèse Lessore. La scène d'extérieur est délimitée par l'encadrement de la fenêtre. L'inclusion d’un pan de rideau rend le cadrage étrange. La silhouette de Thérèse, surnommée « Lainey» par Sickert, se détache à peine dans un camaïeu de violets et de verts.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Night of Love. Nuit d'amour, v. 1920. Huile sur toile. Manchester Art Gallery. Achat grâce à une subvention du Heritage Lottery Fund et avec l'aide des National Art Collections Fund et Friends and Patrons and Associates of Manchester Art Galleries.

Nuit d'amour tire probablement son titre d'un passage des Contes d’Hoffmann d'Offenbach et représente le Vernet, un café-concert de Dieppe. Le tableau joue sur les contrastes. Dans l'ambiance nocturne paisible de la ville, une foule de têtes de spectateurs laisse deviner l'animation concentrée derrière les fenêtres de la salle. Son éclairage vif et le faisceau net d'un lampadaire dans la rue obscure font subtilement éclater les teintes violettes, vertes et jaunes choisies par Sickert.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Easter. Pâques, v. 1928. Huile sur toile. Courtesy of Board of Trustees of National Museum of Northern Ireland.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Queen's Road Station, Bayswater. La Gare de Queen's Road, Bayswater, 1915-1916. Huile sur toile. Londres, The Courtauld, (Samuel Courtauld Trust).

Ce tableau rappelle les scènes londoniennes gravées par Sickert au début de sa carrière. Le décor est celui d’une des premières stations du métro souterrain de la capitale anglaise. Queen's Road, appelée aujourd’hui Queensway, était alors la plus proche du domicile de l'artiste à Kildare Gardens. Sur le quai d'en face, à côté de nombreuses affiches, un panneau de signalétique indique le nom de la station dans un rectangle bleu placé sur un losange rouge ; son design n'a presque pas changé depuis.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Maple Street, London. Maple Street, Londres, 1916. Huile sur toile. New York, The Metropolitan Museum of Art. Don d'Emma Swan Hall, 1998.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Lion of St Mark. Le Lion de Saint-Marc, v. 1895-1896. Huile sur toile. The Syndics of the Fitzwilliam Museum, Université de Cambridge.

En 1895, Sickert se rend pour la première fois à Venise, qu’il connaît déjà grâce aux gravures de Whistler. II y séjourne à plusieurs reprises pendant une décennie. Fasciné par le paysage vénitien, il dessine, photographie et peint certains lieux emblématiques. Depuis un bateau ou de l'autre côté du canal, Sickert représente ici la place Saint-Marc, la statue du lion ailé et le palais des Doges. Dans ce tableau, sa touche visible et colorée montre l'assimilation d'une influence impressionniste.


6 - LE NU MODERNE

Scénographie
De 1902 à 1913, le nu domine l’œuvre de Sickert. Ce dernier commence à explorer ce genre à Dieppe, puis surtout à Venise. Ses nus prennent le contre-pied de ceux que l’on peut voir à Londres à la fin de l’époque victorienne, qui conservent le prétexte des sujets mythologiques, allégoriques ou littéraires. En France en revanche, une rupture a déjà eu lieu dès le milieu du XIXe siècle. Courbet, Manet ou encore Degas et Bonnard ont une influence considérable sur Sickert qui se fait à son tour le pionnier du nu moderne en
Angleterre. À propos de ses peintures de nus, il parle d’ailleurs de « période française ». De retour à Londres, Sickert poursuit entre 1905 et 1913 les recherches entamées à Dieppe et à Venise. Il choisit des modèles ordinaires, systématiquement désérotisés et saisis dans des poses naturelles. Les traits de leurs visages sont fréquemment effacés, les coups de brosses visibles, et les couleurs sourdes. Les cadrages sont atypiques, voyeuristes et distordent parfois les corps.
Ceux-ci sont mis en scène dans le décor intime de chambres populaires, soigneusement sélectionnées par Sickert pour leur éclairage et pour leur évocation de la misère sociale contemporaine. Mais s’il aime fréquenter et représenter les milieux populaires, et si son allusion à la prostitution recherche la transgression, sa démarche n’est ni engagée ni moralisatrice.
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Slender Adeline. La Maigre Adeline, 1906. Huile sur toile. New York, The Metropolitan Museum of Art. Legs de Scofield Thayer, 1982.
 
Edgar Degas (1834-1917). Après le bain, femme nue couchée. After the Bath. Reclining Nude, 1855-1890. Pastel sur papier contrecollé sur carton. Collection Davis & Ezra Nahmad.

Degas reste une des grandes influences artistiques de Sickert. Il l'a notamment influencé dans son traitement du nu et de la figure humaine de manière générale. À propos de ses pastels, dont cette représentation d'une femme étendue est un bon exemple, Degas lui disait qu'il voulait « regarder par le trou de la serrure ». Représentées dans le cadre intime de chambres meublées, les femmes peintes ou dessinées par Sickert sont elles aussi saisies dans des poses naturelles, donnant le sentiment d'une intimité violée.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Little Bed. Le Petit Lit, 1902.  Crayon graphite et pierre noire sur papier. Université de Reading Art Collection.

En 1902, alors qu'il est à Dieppe et à Neuville, Sickert commence à explorer le thème du nu. C'est un retour à la figure humaine après une période qu'il a davantage consacrée au paysage. Ce dessin est une de ses premières études de nu féminin sur un lit. Le corps de la femme s'ancre dans un contexte réaliste, à l'opposé du nu allégorique, mythologique ou littéraire. Dès l'étape du dessin, il porte une attention soutenue aux masses sombres et claires.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Iron Bedstead, c. 1906, huile sur toile. Collection particulière – Courtesy Hazlitt Holland-Hibbert. © Hazlitt Holland-Hibbert.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Iron Bedstead. Le Lit de fer, 1905. Pastel sur papier. Collection particulière.
Scénographie
 
Lucian Freud (1922-2011). Naked Portrait. Portrait nu, 1972-1973. Huile sur toile. Londres, Tate. Achat 1975.

Sickert a eu une Influence durable sur l'art figuratif anglais. Sa représentation de sujets controversés a renouvelé la représentation de la figure humaine, offrant une vision plus crue, sans tabou. Les célèbres nus de Francis Bacon et de Lucian Freud en sont de bons exemples. L’impact de Sickert sur Freud est très perceptible dans ce tableau, avec la pose atypique, la distorsion du corps, le cadrage et le point de vue étranges, et enfin une vision dépassionnée du corps féminin nu.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Mornington Crescent Nude. Nu à Mornington Crescent,  v. 1907. Huile sur toile. The Syndics of the Fitzwilliam Museum, Université de Cambridge.

Sickert a peint de nombreuses figures dans son studio du 6 Mornington Crescent, dans le quartier de Camden Town. Il multiplie alors les ateliers dans des chambres meublées qui fournissent un cadre naturel, mais les agrémente volontiers d'accessoires chinés qui renforcent leur aspect souvent étouffant. Il affectionne cette chambre pour son décor et pour son éclairage particulier. Le contre-jour est ici frappant : le corps nu est comme auréolé par les reflets pâles des draps.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). La Hollandaise, C. 1906, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

Ce nu dérange par ses couleurs terreuses, par la facture brutale de sa peinture et par les particularités physiques du modèle. La lumière éclaire violemment une cuisse et un sein, tandis que les traits du visage sont effacés par l’obscurité. Le corps, vu en raccourci depuis le pied du lit, est étrangement déformé. Le spectateur a l’impression de pénétrer une chambre par effraction et d’y surprendre une femme dans son intimité : celle-ci semble se redresser sur un bras pour regarder un intrus.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Cocotte of Soho. Cocotte de Soho, 1905. Pastel sur carton. Collection particulière.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Woman Washing her Hair, 1906, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

Lors de ses séjours parisiens, Sickert peint surtout des salles de spectacle et des nus caractérisés par un voyeurisme désérotisé. Woman Washing her Hair, dont le décor est son hôtel du quai Voltaire, fait écho aux œuvres de Degas sur le thème de la toilette. Le point de vue au niveau de la serrure de la porte ouverte suggère que le modèle est observé à son insu. Le cadrage surprenant choisi par Sickert dissimule le haut de son corps et cache derrière un mur le sujet même de la toile.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Studio: the Painting of a Nude, c. 1906, huile sur toile. Piano Nobile. Property of an European Collector. Image courtesy of Piano Nobile, Robert Travers (Works of Art) Ltd. @pianonobilegallery.

Dans ce tableau à la construction sophistiquée, le premier plan est violemment barré par la diagonale sombre du bras du peintre tenant un pinceau. Au second plan, derrière ce fragment d’autoportrait, une femme nue, à contre-jour, se tient debout au milieu de l’atelier. À l’arrière-plan, un grand miroir reflète le dos en pleine lumière du corps nu. Cette forme claire attire l’attention davantage sur le reflet que sur le modèle et complexifie la lecture de l’œuvre.
 
Pierre Bonnard (1867-1947). Femme assoupie sur un lit. Woman Resting on a Bed, 1899. Huile sur toile. Paris, musée d'Orsay. Achat 1947.

Les nus féminins que Sickert situe dans des contextes réalistes révèlent aussi l'influence des nabis Pierre Bonnard et Édouard Vuillard. Tous trois exposent aux mêmes endroits, partagent le même marchand, Bernheim-Jeune, et plusieurs collectionneurs. Sickert retient d'eux les sujets intimistes et les points de vue atypiques. Il a certainement vu ce nu très audacieux de Bonnard, à la pose décontractée, saisi en surplomb, exposé comme ses propres tableaux au Salon d'automne de 1905.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). La Vénitienne allongée, 1903-1904, huile sur toile. Rouen, Musée des Beaux-Arts. © C. Lancien, C. Loisel / Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie.

En septembre 1903, Sickert se rend à Venise où il reste un an. Il y peint notamment des prostituées qui posent pour lui, habillées ou nues, dans le cadre réaliste d’une chambre. Ici, deux femmes sont sur un lit. Celle qui est vêtue et assise, sur la gauche du tableau, est coupée au-dessus de la taille. Le regard se focalise davantage sur le corps à peine couvert d’une femme dévêtue, étalée en travers du lit. Le point de vue adopté est provocateur, guidant l’œil vers son sexe à peine dissimulé.
 
 
Les ateliers de Londres. Au fil de sa carrière, Sickert a occupé de nombreux ateliers, parfois plusieurs à la fois. Les adresses listées sur cette carte correspondent aux chambres meublées et ateliers loués par Sickert à Londres pour y peindre, parfois pour y enseigner ou encore y graver. Sa prédilection pour le quartier ouvrier de Camden Town y est apparente. L'artiste a également pu travailler à ses différents domiciles, non listés ici.


7 - LES CONVERSATIONS PIECES : « SCÈNES DE LA VIE INTIME »

Scénographie
Après avoir représenté le spectacle vivant dans les années 1880 avec les music-halls, et avant de renouer ses liens avec le théâtre dans les années 1930, Sickert fait de sa toile le lieu de représentations complexes. Les mises en scène qu’il crée dans son atelier, notamment au cours des années 1910, s’inspirent du théâtre intimiste anglais de l’époque. Leur décor sobre et réaliste laisse la place au développement de la psychologie des personnages qui y figurent. Elles ont une dimension narrative certaine, bien que celle-ci ne soit jamais explicite. Sickert s’inscrit alors dans une tradition anglaise bien établie de la scène de genre et notamment de la conversation piece : portrait de groupe saisi dans une forme d’intimité quotidienne. Là encore, il recherche l’innovation et détourne ce genre apaisé et codifié. Il représente des situations ambiguës, parfois sordides, plus souvent méditatives, soulignant simplement la complexité de l’existence et des relations humaines, notamment entre les hommes et les femmes.
Virginia Woolf, amatrice de la peinture de Sickert, écrit ainsi au sujet d’Ennui, une de ses peintures les plus célèbres : « L’horreur de la situation tient au fait qu’il n’y a pas de crise ; de mornes minutes passent, de vieilles allumettes s’entassent avec des verres sales et des mégots de cigares. »
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Two Women on a Sofa - Le Tose. Deux femmes sur un canapé - Le Tose, v 1903-1904. Huile sur toile. Londres, Tate. Legs de Sir Hugh Walpole, 1941.

Dès son séjour à Venise en 1903 Sickert représente des figures des classes populaires dans des intérieurs, par exemple deux femmes dans une chambre. Contrairement à d'autres représentations, dans ce tableau elles ne sont pas en train d'échanger ou de se regarder. Leur expression est illisible, brouillée par la matière posée en larges touches. L'œuvre donne une impression étrange d'ennui et de détachement. Son caractère étouffant et méditatif annonce d'autres scènes d'intérieur londoniennes.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Baccarat, 1920. Huile sur toile. Collection particulière. Courtesy of Grant Ford Ltd.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Camden Town Murder.  Le Meurtre de Camden Town, v. 1907-1908. Huile sur toile. Daniel Katz Family Trust.

Le titre de l'œuvre évoque un fait divers sanglant : le meurtre de la jeune prostituée Emily Dimmock, retrouvée le 12 septembre 1907 la gorge tranchées, nue, sur son lit, dans son studio de Camden Town. Sickert s'en empare tout en préservant l'ambiguïté du sujet. Il change le titre de ses œuvres au fil des années, brouillant leur lecture. Leur iconographie est elle-même trouble. Plus qu'un meurtre ou une scène de prostitution, ce tableau pourrait simplement représenter un couple dans son modeste intérieur.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Ennui, vers 1914, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

Pour ce qui est son œuvre la plus célèbre, Sickert fait poser deux de ses modèles favoris : Marie Hayes, femme de ménage, et Hubby, ancien délinquant, entrés au service du couple Sickert. Les deux figures s’inscrivent dans le cadre claustrophobe d’un séjour petit-bourgeois. Elles fusionnent par un effet de perspective, mais cette unité de forme contraste avec un isolement et un éloignement sentimental manifeste. L’artiste met en scène la solitude au sein de la vie conjugale, et plus généralement la difficulté de la communication entre les êtres.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Baccarat - the Fur Cape, 1920, huile sur toile. Londres, Tate. © 2022 Tate Images.

Sickert passe de nombreuses soirées de l’été 1920 au casino mauresque de Dieppe. Ce lieu de divertissement attire les estivants, comme les Anglais qui se rendent à Dieppe en ferry. L’artiste croque discrètement les participants, puis, dans son atelier, les représente de dos ou le visage baissé. Les jeux d’argent sont alors illégaux en Angleterre. Sickert, qui garde un intérêt nourri pour le scandaleux et l’immoral, se focalise particulièrement sur le baccarat, un jeu auquel se livrent les plus aisés.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Mirrored Wardrobe. L’Armoire à glace, 1924. Huile sur toile. Londres, Tate. Achat 1941.

Cette œuvre est structurée par les lignes verticales qui enserrent la figure assise, comme avalée par le décor. Elle révèle les liens plus ou moins assumés de Sickert avec la littérature et la peinture narrative. Il la décrit en effet comme «une sorte d'étude à la Balzac», et raconte l’histoire d'une femme de la classe moyenne française, entourée, voire écrasée, par son mobilier. C'est Marie Pépin, la bonne du couple Sickert à Envermeu, qui a posé pour ce tableau.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The System. Le Système, 1924-1926. Huile sur toile. Édimbourg, National Galleries of Scotland. Accepté par le gouvernement britannique en lieu et place des droits de succession et attribué à la Scottish National Gallery of Modern Art en 2009.

Sickert ne transmet pas de morale dans ses œuvres, mais il semble porter un regard plus humain et compatissant sur cette victime du vice du jeu. Le désespoir qui émane de ce vieil homme est poignant. Le visage caché derrière une main, écrasé sous l'éclairage électrique, il a visiblement perdu son argent à l'issue d'une partie de boule. La moitié inférieure de la toile est occupée par la table de jeu. Un effet de perspective donne l'impression que cette dernière s'élève et engloutit les figures humaines.
Scénographie (détail ci-dessous)
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Dawn, Camden Town, v. 1909. Huile sur toile. Collection particulière. Courtesy Hazlitt Holland-Hibbert.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Prussians in Belgium. Les Prussiens en Belgique, v. 1912. Huile sur toile. Collection particulière. Courtesy Hazlitt Holland-Hibbert.

Le titre de The Prussiens in Belgium évoque une peinture d'histoire davantage qu'une scène de genre. Sickert le choisit a posteriori, après qu'a éclaté la Première Guerre Mondiale. Il influence ainsi la lecture de l'œuvre qui prend alors une portée allégorique. En effet, il introduit l'idée d'un rapport de force subi par la femme dénudée. Avec leurs sujets ambigus et avec leurs titres changeants, Sickert empêche une interprétation facile et univoque de ses scènes d'intérieur.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Jack Ashore, 1912-1913. Huile sur toile. Chichester, Pallant House Gallery. Don Wilson / Art Fund, 2006.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). L’affaire de Camden Town, 1909, huile sur toile. © Collection particulière.

Ce tableau fait partie de l’ensemble inspiré par le meurtre d’Emily Dimmock. Malgré une allusion à la prostitution ou à un rapport de domination, avec cet homme surplombant une femme nue sur un lit, il n’y a pas de signe explicite de violence physique. Avec l’ambiguïté typique de son art, Sickert décrit aussi simplement le quotidien d’un couple dans un quartier pauvre de Londres. Le lit métallique, le pot de chambre et la chaise où s’entassent les habits évoquent ainsi un lieu de vie restreint à une pièce unique.
Scénographie avec, à gauche, de Walter Richard Sickert (1860-1942) : Granby Street, v. 1912-1913. Huile sur toile. Collection particulière.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Off to the Pub. En route pour le pub, 1911. Huile sur toile. Londres, Tate. Offert par Howard Bliss, 1943.

Dépassant le fait divers sordide, Sickert poursuit son exploration de la condition humaine et des relations entre homme et femme. Il s'attache à la vie domestique et conjugale dans tout ce qu'elle peut avoir de plus glaçant, comme les conflits larvés du quotidien. Dans ce tableau, il représente un homme dans l'encadrement d’une porte, prêt à quitter domicile et femme pour se rendre au pub. La distance entre les deux figures semble être autant spatiale qu'émotionnelle.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). A Few Words : Off to the Pub. Quelques mots : En route pour le pub, v. 1912. Huile sur toile. Collection Nicholas et Margo Snowman.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Ces quatre dessins témoignent de l'intérêt de Sickert pour les classes populaires et pour le thème sous-jacent de la prostitution. L'artiste joue du contraste d’une figure nue et d'une figure habillée dans le cadre d’une chambre. Conversation montre une femme habillée debout et une femme nue allongée qui semblent converser. La juxtaposition d’un homme vêtu et d'une femme nue sur un lit amplifie une connotation sexuelle. Les titres changeants adoptés successivement par Sickert colorent la perception des œuvres.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). What shall we do about the rent? Qu'allons-nous faire pour le loyer ?, v. 1908. Pierre noire et craie blanche sur papier. Rotterdam, collection particulière.


8 - TRANSPOSITION : LES DERNIÈRES ANNÉES

Scénographie
À partir de 1914, Sickert met au point ce qu’il appelle «Le meilleur moyen du monde de faire un tableau». Sa méthode consiste à peindre un premier camaïeu délimitant les zones claires et les zones sombres de la composition, puis à ajouter les lignes, et enfin à poser les couleurs. Il travaille alors de plus en plus à partir de photographies ou d’illustrations de presse qu’il transpose en peinture. Ce procédé de transposition se double d’un agrandissement de l’image d’origine qui se traduit aussi par de plus grands formats. Le choix de tels documents de départ lui permet de traiter d’actualités, notamment politiques, auxquelles il n’aurait pas pu avoir accès autrement, ou encore de revenir à sa passion pour le théâtre. Durant l’entre-deux-guerres, il multiplie en effet les tableaux de théâtre, à partir d’illustrations anciennes qu’il baptise Echoes, de photographies réalisées par lui-même ou des assistants pendant des répétitions, ou encore d’images trouvées dans la presse. Son emploi assumé et revendiqué d’images préexistantes est résolument moderne et provocateur. Il remet alors en question le rôle de l’artiste. Il est par ailleurs de plus en plus aidé par des assistants et par sa troisième femme, Thérèse Lessore. Bien qu’il soit alors pleinement reconnu en tant qu’artiste, Sickert fait face à une critique violente à l’égard des tableaux réalisés selon ce procédé de transposition, avant que celui-ci ne soit banalisé par les artistes des générations suivantes, comme Andy Warhol et Gerhard Richter.
 
Texte du panneau didactique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). “The Taming of the Shrew”. «La Mégère apprivoisée», v. 1937. Huile sur toile. Bradford District  Museums and Galleries, CBMDC.

Le théâtre revient aussi dans la peinture de Sickert grâce à la photographie. Il utilise ici une photographie publicitaire de Houston Rogers de la représentation de La Mégère apprivoisée de Shakespeare, mise en scène populaire par Claude Gurnay au New Theatre en 1937. L'image est transposée sur la toile grâce à une mise au carreau qu'il laisse transparaître. Les couleurs éclatantes et acidulées sont quant à elles inventées par Sickert, la photographie initiale étant en noir et blanc.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Seducer. Le Séducteur, v. 1929-1930. Huile sur toile. Londres, Tate. Achat 1989.

Les Echoes couvrent la majeure partie de la production de Sickert pendant les treize dernières années de sa carrière. Ces peintures revendiquent l’utilisation de sources extérieures, des illustrations victoriennes transposées directement sur la toile. Il cite le dessinateur dont il se veut le transcripteur,  ici John Gilbert (1817-1897), une de ses principales références. Sickert avait d’ailleurs rencontré l'artiste vieillissant au milieu de sa carrière pour en faire un portrait publié dans le Pall Mall Budget.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Hamlet, v. 1930. Huile sur toile. Paris, musée d'Orsay. Achat 1932.

Ce tableau est acheté à Sickert par le Louvre pour le Jeu de Paume en 1932. C'est un signe fort de reconnaissance, alors même que l'artiste s'est éloigné de la France. Les Echoes, bien que discutés par la critique, ont rencontré un certain succès. L'œuvre reprend une illustration de John Gilbert, cité par son monogramme « JG », en bas à droite de la toile. Elle représente la scène du cimetière de la pièce Hamlet de Shakespeare, à une période où Sickert retrouve sa passion pour le théâtre.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Variation on "Othello". Variation sur Othello, v. 1933-1934. Huile sur toile. Bristol Culture: Bristol Museums & Art Gallery.

Dans ce tableau, Sickert réunit en une scène imaginaire des acteurs d'époques différentes: lra Aldridge, acteur afro-américain né d'un esclave affranchi, dans le rôle d'Othello qu'il avait joué en Europe en 1852, et Valerie Tudor, actrice contemporaine de Sickert dans le rôle de Desdémone qu'elle n'a jamais joué. Ce spectacle est donc créé de toutes pièces par Sickert, peut-être en réponse aux critiques racistes qui attaquaient alors l'acteur afro-américain Paul Robeson, comme Aldridge avant lui.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Gwen Again. Encore Gwen, 1935-1936. Huile sur toile. Collection particulière.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The Integrity of Belgium. L'Intégrité de la Belgique, 1914. Huile sur toile. UK Government Art Collection. Achat à Phillips, 5 novembre 1991.

Fils d'un père allemand et danois et d'une mère anglaise, attaché à la France et proche de la femme de Winston Churchill, profondément cosmopolite, Sickert est très affecté par la Première Guerre mondiale. Il conçoit cette œuvre pour la « War Relief Exhibition » (Exposition au bénéfice des victimes de la guerre) organisée à la Royal Academy en janvier 1915. Un soldat, genou à terre, vu en contre-plongée, observe le champ de bataille avec ses jumelles. il incarne la résistance héroïque de la Belgique face à l'Allemagne.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Soldiers of King Albert the Ready. Soldats du roi Albert Ier, 1914. Huile sur toile. Sheffield Museums Trust.

Sickert peint ce tableau montrant des soldats belges au début de la Première Guerre mondiale. Il fait poser dans son studio un soldat et acquiert des accessoires, comme des uniformes belges ou encore une roue de chariot. À partir d'études, il crée une composition qu'il reporte sur la toile de grand format par le biais d'une mise au carreau. Il peint selon une technique qu’il a perfectionnée durant des années et qui consiste à définir les masses claires et sombres de l'œuvre avec une sous-couche en camaïeu, ici de rose et de bleu.


9 - LES PROCÉDÉS DE TRANSPOSITION DE SICKERT

Scénographie
Sickert s’aide de procédés de transposition et de projection tout au long de sa carrière de peintre.
Il utilise d’abord une chambre claire universelle, un dispositif optique qui l’aide à dessiner sur une feuille le sujet observé. Malgré une méfiance initiale, due à l’importance qu’il accorde au dessin préparatoire et à la mise à distance du réel, il utilise également très tôt des photographies. Il transpose celles-ci sur la toile grâce à une minutieuse mise au carreau, une technique de quadrillage qu’il utilise également pour transposer des dessins, ou plus tard des illustrations anciennes qui servent de point de départ à ses tableaux. Il s’exerce lui-même à la photographie à Venise au début du siècle, puis à Londres dans les années 1920. Il ne semble pas avoir été particulièrement doué dans ce domaine et préfère avoir recours à des photographes professionnels pour lui fournir des images. Sickert utilise aussi à plusieurs reprises une lanterne de projection pour projeter sur la toile une photographie sous la forme d’une plaque de verre. Ce procédé lui permet de peindre directement sur la toile sans avoir à reporter une image par le biais d’une mise au carreau préalable.
Sickert revendique pleinement l’utilisation de la photographie à la place du dessin préparatoire à partir du milieu des années 1920. Il encourage de jeunes artistes dans cette voie en enseignant à la Royal Academy, dont il devient membre à part entière en 1934.
 
Perken, Son and Rayment (1852-1873). Lanterne de projection, 1890. Paris, Cinémathèque française.
Les lanternes de projection sont des appareils utilisés d'abord pour des spectacles. Elles permettent de projeter à travers une lentille des images, peintes ou fixées sur des plaques de verre, rétroéclairées par une source lumineuse. Elles sont les ancêtres des projecteurs de diapositives. Sickert s'en sert quant à lui pour projeter sur sa toile des photographies sous forme de plaques de verre. Il peut ainsi peindre directement, sans reporter son image par le biais d'une mise au carreau.
Texte du panneau didactique.
 
Ces fac-similés de coupures de presse et de photographies correspondent à des documents dont Sickert a pu se servir pour peindre certains tableaux présentés tout au long de l'exposition. Quelques-unes des photographies provenant des archives de la famille Sickert dues à la troisième femme de l'artiste, Thérèse Lessore, montrent une mise au carreau par l'artiste. Ce procédé lui permet de les reporter sur des toiles de grand format. D'autres documents ont peut-être été transposés autrement, par exemple projetés sur la toile avec une lanterne de projection.
Scénographie
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Rear Admiral Lumsden, C.I.E., C.V.O. Le Vice-Amiral Lumsden, C.I.E., C.V.O, 1927-1928. Huile sur toile. Devon, Collection particulière.

Ce portrait n’est pas peint d'après une photographie: Sickert, alors qu'il est aux bains de Brighton, rencontre un homme dont les tatouages l'impressionnent. Il lui propose de poser pour lui, et est surpris de le voir arriver à son atelier vêtu d'un uniforme. Son modèle s'avère être un amiral retraité. L'ironie de la situation a dû amuser Sickert. Il en fait un grand portrait en pied à échelle 1 et définit alors la méthode pour ses grands portraits de commande.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). HM King Edward VIII. Sa Majesté le roi Édouard VIII, 1936. Huile sur toile. Collection particulière.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Jack and Jill. Jack et Jill, v. 1937-1938. Huile sur toile. Laura and Sel Oskowitz.

Sickert peint ce tableau à partir d’une image publicitaire pour le film de 1936 Bullets or Ballots (Guerre au crime) de William Keighley (1889-1984). Comme souvent, il recadre légèrement l'image de départ, et en modifie plusieurs détails: il place un cigare dans la bouche de l’homme, une fleur au chapeau de la femme, dont il entrouvre la bouche pour lui donner l'air surpris ou effrayé. L'homme se fait dominateur, la femme affaiblie. La simplification des couleurs évoque le noir et blanc du cinéma.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Pimlico, vers 1937, huile sur toile. Aberdeen. © Aberdeen Art Gallery & Museums.
Walter Richard Sickert (1860-1942). Miss Earhart's Arrival. L’Arrivée de mademoiselle Earhart, 1932. Huile sur toile. Londres, Tate. Achat 1982.

Bien après l'affaire du meurtre de Camden Town, Sickert s'inspire encore des événements illustrés dans la presse, qu'ils soient exceptionnels ou anecdotiques, comme une scène de mariage ou le baiser d'un mineur à sa femme après un mouvement de grève. Il reprend ici une photographie qui a fait la première du Daily Sketch le 23 mai 1932. Elle représente l'accueil par la foule anglaise de l'aviatrice américaine Amelia Mary Earhart, la première femme à avoir traversé seule l'océan Atlantique.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). High-Steppers, v.1938-1939. Huile sur toile. Edimburg, National Galleries of Scotland. Achat 1979.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). Portrait of Degas in 1885. Portrait de Degas en 1885, v. 1928. Huile sur toile. Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

Sickert peint des portraits de personnalités qui lui sont proches, par exemple l'écrivain anglais Hugh Walpole, collectionneur d'œuvres de Sickert, ou son mentor Edgar Degas. Pour le premier, Sickert se sert d'études faites pendant des séances de pose. Pour le second, il travaille à partir d'une photographie: son mentor est alors décédé depuis plus de dix ans. Il utilise donc un portrait photographique fait en 1885 d'Edgar Degas, l'année même où des liens d'amitié se tissaient entre eux.
 
Walter Richard Sickert (1860-1942). The raising of Lazarus (1928-1929), huile sur toile. National Gallery of Victoria, Melbourne Felton Bequest, 1947.

 
Sickert a l'idée de cette scène de la résurrection de Lazare lorsqu'il reçoit dans son atelier un mannequin d'artiste, livré enveloppé dans un papier évoquant un linceul. Il conçoit alors une mise en scène minutieusement. Il pose dans le rôle du Christ, en haut d'une échelle, et demande à son amie Cicely Hey de jouer la sœur de Lazare. Le mannequin emballé et violemment éclairé semble flotter entre eux. Sickert fait photographier cette composition spectaculaire puis la transpose sur la toile. L'œuvre fait partie d’une série d’autoportraits bibliques qui font référence au renouvellement de l'artiste dans la dernière partie de sa vie.




Sortie de l'exposition