Parcours en images et en vidéos de l'exposition
LES CHOSES
Une histoire de la nature morte
avec des visuels
mis à la disposition de la presse
et nos propres prises de vue
Avertissement : Nous avons numéroté les 15 sections du parcours afin de faciliter la compréhension de celui-ci.
Nous avons aussi reproduit, au-dessus du texte des panneaux didactiques, les citations inscrites sur les murs.
|
Titre de l'exposition |
|
|
|
Barthélémy Toguo, Le Pilier des migrants disparus. 2022. Tissus, papier. Pékin, Londres et Paris, HdM Gallery et courtesy de l’artiste. © Galerie Lelong & Co. / photo Fabrice Gilbert. © Adagp, Paris, 2022. |
|
Laurence Bertrand Dorléac, commissaire et auteure de l'exposition. |
|
Entrée de l'exposition |
PRÉAMBULE
Dans notre monde bavard, Les artistes nous invitent à prêter attention à tout ce qui est silencieux et minuscule, En donnant une forme aux choses de la vie et de la mort, ils parlent de nous, de notre histoire depuis toujours : de nos attachements, de nos peurs, de nos espoirs, de nos caprices, de nos folies.
Cette exposition est dédiée à leurs représentations. Elle ouvre sur le dialogue entre les œuvres du présent et celles du passé, entre nos mentalités d'aujourd'hui et celles de nos ancêtres.
Laurence Bertrand Dorléac,
commissaire et auteure de l'exposition
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Barthélémy Toguo, Le Pilier des migrants disparus (voir ci-dessus). |
INTRODUCTION
Car les choses et l’être ont un grand dialogue. Victor Hugo
Cette exposition nous invite à une plongée au cœur des choses représentées depuis les débuts de l’humanité. Les artistes ont été les premiers à prendre les choses au sérieux. Ils ont reconnu leur présence, leur existence. Ils les ont rendues vivantes et intéressantes en exaltant leur forme, leur signification, leur pouvoir, leur charme. Ils ont saisi leur faculté à nous faire imaginer, penser, croire, douter, rêver, agir.
Ces choses nous font ainsi réfléchir à l’état de notre monde où tout se tient : objets, animaux et humains. Leurs représentations posent la question de la frontière de plus en plus floue entre ce qui est chose et ce qui ne l’est pas, entre le vivant et le non-vivant. Elles parlent d’abondance et de rareté, de matérialisme et de croyance.
|
|
Les peintres, les sculpteurs, les photographes, les cinéastes ou les vidéastes nous font entrer dans l’univers singulier de ces choses qui ont été tour à tour, au cours de l’histoire, méprisées, admirées, craintes.
Dans cette promenade en quinze séquences, les œuvres dialoguent entre elles, au-delà du temps et de la géographie, jusqu’à notre époque où les artistes contemporains regardent encore les œuvres anciennes pour nous parler de nous.
Si l’on a communément parlé de nature morte pour désigner leurs représentations, nous verrons que les choses sont avant tout vivantes. Nous agissons sur elles et elles agissent sur nous, elles influencent notre vie matérielle et sensible.
Dans une atmosphère aujourd’hui dramatisée par les défis de l’écologie et de la robotisation, toutes ces représentations de choses nous touchent en prenant forcément un sens nouveau. |
Texte du panneau didactique. |
1 - CE QUI RESTE
|
|
Scénographie
|
CE QUI RESTE
Imbriqués les uns dans les autres, hommes et choses
font l'histoire. Arlette Farge
Les choses sont les petits restes de l’histoire individuelle et collective. Avant même que les textes n’en parlent sous l’Antiquité, elles étaient représentées par des hommes, des femmes, peut-être des enfants. Le nom de ces créateurs a été oublié.
Ces représentations demeurent; elles sont la preuve de l’attention qu’elles suscitent depuis les débuts de l’humanité. Elles sont présentes dans bien des cultures. Dans les grandes sociétés mésopotamienne ou égyptienne, par exemple, elles symbolisent la puissance et le sacré, la vie après la mort, mais aussi l’existence quotidienne, le travail ou l’amour.
Elles sont parfois montrées en majesté comme si leur forme intéressante attirait déjà l’attention des artistes; ainsi, cette série de haches dans la sépulture préhistorique de Gavrinis, datée de 3 500 ans avant notre ère.
Aujourd’hui encore, les artistes s’intéressent au plus haut point à une multitude de signes anciens qu’ils rassemblent, recyclent et représentent. Ils peuplent ainsi notre monde actuel des traces de ce qui est passé mais paraît toujours présent, toujours vivant.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Egypte, Abydos(?). Réduction de table d'offrandes (à suspendre ?), vers 700-600 avant notre ère (fin 25e début 26e dynastie). Pierre grise fine et feuilletée. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes.
Cette réduction de table d'offrandes de quelques centimètres seulement offre à la fois une vue de dessus et de profil de choses accumulées (volailles, pains, jarres), qu'un Égyptien a offertes à Osiris, le dieu des morts mais également de la vie, au lieu supposé de son tombeau, dans le désert d'Abydos. Il s'agissait de s'attirer la faveur du dieu, en retour de ce don d'une nourriture éternelle, ce que suggère la forme même de cette offrande gravée : celle du hiéroglyphe « hetep », qui signifie « être satisfait ». |
|
|
|
France, cairn de Gavrinis. Haches, vers 3500 avant notre ère. Dessin. Saint-Germain-en-Laye, musée d'Archéologie nationale.
Le cairn de Gavrinis, à Larmor-Baden, dans le Morbihan, est une structure architecturale composée de pierres empilées en granite. Découvert en 1832, il est visité par Prosper Mérimée en 1835. En 1866, le sculpteur Abel Maître, spécialisé en moulages, fait des estampages de ses dalles de granite ouvragées, pour qu'un fac-similé soit exposé au nouveau musée des Antiquités nationales. Leur étude attentive révèle que ces armes et ces outils ainsi représentés relevaient également d'une logique d'accumulation, et qu'ils agissaient en ce sens comme des signes d'ostentation. |
|
Stèle funéraire de Senousret, chef du trésor, vers 1970 avant notre ère (début de la XIIe dynastie). Calcaire peint, H. 81,5 x L. 49,50 cm. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Christian Décamps.
Les choses abondent sur la stèle funéraire qui distingue Senousret, intendant du trésor sous le règne d'Amenemhat Ier. Les inscriptions nous racontent que ce fonctionnaire zélé a rempli toutes ses fonctions de façon exemplaire, et cette vie lui assure désormais l'abondance dans l'au-delà. À portée de main s'offrent ainsi, exagérées, empilées, ces offrandes, constituées, entre autres, de viandes, de pains, de bière, de parfum qui convoquent le toucher, la vue, le goût et l'odorat, suscitant le désir de les consommer et promettant leur plaisir éternel. |
|
Scénographie avec, au-dessus, de Christian Boltanski -1944-2021) : Les Habits de François C., 1971-1972. Tirages noir et blanc encadrés de fer blanc. Collection particulière.
À une époque où la narration de soi et l'autobiographie s'imposent en art, Christian Boltanski collecte des choses simples, anodines en apparence. Elles ne le représentent pas, elles ne lui ont peut-être pas appartenu, mais elles se relient à sa vie personnelle. Les Habits de François C. le jeune neveu de l'artiste, est l'une de ses premières œuvres. Les photographies évoquent l'enfance, la vie ordinaire, mais également un corps humain disparu, ses petits restes, et peut-être le cauchemar de l'histoire : cet inventaire systémique rappelle celui des vêtements des déportés dans les camps nazis. |
|
|
|
Christian Boltanski -1944-2021). Vitrine de référence, 1971. Bois, plexiglas, photos, cheveux, tissus, papier, terre, fil de fer. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
À partir de la fin des années 1960, la narration de soi, l'autobiographie s'imposent en art. Christian Boltanski collecte alors des choses simples, anodines en apparence; il fabrique aussi des centaines d'objets miniatures - couteaux, haches, boulettes de terre. Toutes ces choses ne le représentent pas, celles trouvées ne lui ont peut-être pas appartenu, mais elles se relient à sa vie personnelle. Dans leur mise en scène sous vitrine, inspirée du monde de la collection et du musée d'ethnographie, ces fausses reliques, comme des indices, reconstituent la jeunesse perdue sur le mode de la fiction. |
|
Daniel Spoerri (né en 1930). Le Repas hongrois, tableau-piège, 1963. Métal, verre, porcelaine, tissu sur aggloméré peint, vaisselle, bouteilles, restes de repas, objets divers. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Artiste, poète, danseur, restaurateur, Daniel Spoerri a fixé les restes d'un Repas hongrois sur une table où l'on a mangé en 1963. Les choses réelles telles qu'elles étaient disposées bravent la loi de la pesanteur en conservant leur forme, leur densité, leur couleur d'origine. À partir de 1960, l'artiste redonne le goût des repas à partager dans ses trompe-l'œil qui renouent avec la tradition antique gréco-romaine. Il connaît la mosaïque de l'artiste grec Sôsos de Pergame, l'asàrotos oikos (2e siècle avant notre ère), où sont figurés les débris de festin abandonnés aux dieux. |
|
|
|
Georges de La Tour (Vic-sur-Seille, 1593 - Lunéville, 1652). La Madeleine à la veilleuse, vers 1642-1644. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Georges de La Tour représente la disciple du Christ en train de méditer dans la pénombre de sa cellule, pieds nus et pauvrement vêtue. Sa main droite est posée sur une tête de mort qu'elle tient sur ses genoux, en rappel de la vanité de l'existence sur terre. Après avoir péché selon la loi chrétienne, Madeleine se consacre désormais à la vie contemplative. Ce tableau dépouillé aux formes simples met en valeur les objets symboliques de la foi : la lampe à huile dont la flamme est aussi fragile que la vie, deux livres religieux, un crucifix et une discipline (fouet pour se flageller). |
|
Hubert Duprat (né en 1957). Volos, 2013. Hache néolithique, pain d'argile sous plastique. Collection de l'artiste.
La hache polie néolithique qu'Hubert Duprat a plantée dans un pain d'argile encore sous plastique rappelle les haches représentées schématiquement sur les parois de granite du cairn de Gavrinis. L'artiste se saisit à son tour de l'outil-fétiche et rejoue à sa manière le geste primordial qui donne une forme à la matière, ce désir aussi vieux que l'humanité d'avoir prise sur la terre. Le titre Volos fait référence à une ville grecque de Thessalie où l'artiste a découvert, au musée, une statuette néolithique anthropomorphe. |
|
|
|
Buster Keaton (1895-1966). The Scarecrow [L'Épouvantail], 1920. Film 35mm, 26’, extrait 1'04 . Paris, Lobster Films.
Dans son film muet en noir et blanc de 1920, le génie du cinéma muet filme une cuisine où deux ouvriers agricoles, qui partagent le même foyer, font descendre du plafond tout ce dont ils ont besoin pour manger grâce à un astucieux système coulissant. Pour faire la vaisselle, ils plaquent au mur et à la verticale ce qui doit être lavé à grand jet d’eau. Ce faisant, il renouvelle au cinéma le genre de la nature morte, rendue à une drôle de vie.
|
|
AndreïTarkovski (1932-1986). Stalker, 1979. Film 35mm, 163', extrait 0'53. Film Potemkine.
Dans Stalker, un passeur conduit des visiteurs dans une « Zone » mystérieuse, où la réalité s'abolit et les souhaits se réalisent. Mais le Stalker finit par douter lui-même, et du pouvoir du lieu, et de son rôle. C'est à sa jeune fille, alors, que revient la charge de nous faire encore croire à la possibilité d'une sorte de miracle : dans cette scène finale du film, qui a la gravité d'une peinture, elle déplace un bocal contenant une coquille d’œuf par la seule force de son regard, de sa pensée. Les choses, chez Andreï Tarkowski, deviennent ainsi le lieu où se manifeste l'esprit en ce monde.
|
|
|
|
|
2 - L’ART DES CHOSES ORDINAIRES
|
|
Scénographie
|
L’ART DES CHOSES ORDINAIRES
Pyricus reçut le surnom de Rhyparographe (peintre d'excréments), bien que le riche voluptueux payât ses œuvres au poids de l'or. Paul Klee.
C’est l’Antiquité qui nous laisse le plus de traces d’un art des choses représentées. Pline l’Ancien, Pausanias ou Philostrate l’Ancien les nomment et les décrivent dans leurs textes. Comme leurs contemporains, ils peuvent les trouver triviales mais aussi plaisantes. Éternel défi à la virtuosité des écrivains et des peintres, elles semblent, en trompe-l’œil, aussi vraies que dans la réalité.
Dans son Histoire naturelle (77 avant notre ère), Pline l’Ancien raconte qu’un peintre fut fameux pour ses représentations de sujets ordinaires. Il se nommait Piracicus et il eut beau peindre des choses « viles », ses tableautins se vendirent bien plus cher que les grands tableaux de beaucoup d’autres artistes.
À cette époque, les choses servent à donner une forme à la vie et à la mort, au vivant et au non-vivant. Leur représentation illusionniste s’impose alors avec ses codes et son langage propres. Avec ces objets ordinaires qui circulent comme dons d’hospitalité (xenia) ou biens de marché, nous sommes apparemment dans un monde sans drame. Mais dans une maison de Pompéi, l’image d’un crâne en mosaïque rappelle pourtant la fin inéluctable qui nous attend tous et toutes.
Datée du Ier siècle avant notre ère, elle est la première Vanité, évoquant la brièveté de l'existence et la futilité de ce qui nous tient au cœur.
|
|
|
Texte du panneau didactique.
|
|
Italie, Pompéi. Squelette avec deux cruches à vin (askoï), Ier siècle de notre ère. Mosaïque. Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli.
Comme un memento mori, ce squelette qui se dresse face à nous, et nous regarde fixement, inquiétait certainement moins les Romains qu'il ne les encourageait à festoyer joyeusement tant qu'il en était encore temps. C'était le sens de ces jeux avec ces « spectres de table » (laruae conviviales) auxquels se livraient les convives dans les banquets. II fallait conjurer la menace, noyer l'angoisse de se savoir mortel : « Le vin c'est la vie », affirme Trimalcion dans le Satiricon (Ier siècle), qui voit en même temps la mort s'inviter à la fête, puisqu'il regrette tout à coup que la vie soit si brève. |
Drôle de bonhomme qui nous regarde avec ses yeux ronds. On dirait un squelette ! Pourquoi ces deux cruches à la main ? Durant l'Antiquité, les murs des maisons de Pompéi étaient décorés de choses de la vie : cruche, pain, figue, mais aussi homme-squelette, tête de mort. Ces images étaient là comme un rappel visuel : pour dire de ne pas oublier de profiter des plaisirs de la vie, comme un bon repas, tant que l'on est vivant !
(Exemple de cartel destiné au jeune public) |
|
Italie, Herculanum. Nature morte avec fruits et gibier, 50-79 de notre ère. Peintures murales. Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli.
Comme d'autres peintres avant lui, l'artiste fait montre ici de virtuosité dans la reproduction mimétique des choses, saisies dans leur beauté, leur humilité, leur fragilité aussi. La représentation le dispute à la nature, la chose à l'original. Décorant la maison des Cerfs d'Herculanum, elles renvoyaient aux rites de sociabilité en évoquant les peintures de xenia (présents d'hospitalité) offerts par le maître de maison à ses hôtes, et les apophoreta (cadeaux à emporter chez soi). Elles renvoient également à une poétique de l'infime, qui décante le monde en lui trouvant ses formes les plus simples. |
|
|
|
Memento mori. Mosaïque, H. 47 x L. 41 cm. Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli. © Su concessione del Ministero della Cultura - Museo Archeologico Nazionale di Napoli - foto di Giorgio Albano.
Cette mosaïque décorait la table d'un triclinium de jardin (salle de réception) d’une demeure de Pompéi. L'emplacement étonne si l'on considère de prime abord ce crâne terrible, ce papillon qui le soutient, une image de l'âme. Mais cette vanité originelle devait justement inviter au carpe diem, jusqu'au jardin, qui rappelait que la vie n'a qu'un temps, que tout passe, fuit et meurt, que l'on soit puissant ou faible, pauvre ou riche - figurent ainsi les attributs du prince (sceptre, diadème, manteau de pourpre) et le bâton, la besace et le haillon d'un mendiant, mis en balance après la mort. |
|
Italie, Pompéi, maison du Grand-Duc de Toscane. Mosaïque avec poissons et oiseaux, Ier siècle avant notre ère. Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli.
Un dernier souffle de vie anime encore les poissons et les volatiles. La représentation évoque des peintures de xenia (présents offerts par le maître des lieux à ses invités), très appréciées depuis Piracicus (4e siècle avant notre ère), et Sosos de Pergame (2e siècle avant notre ère). Comme ici, avec ces mets exquis, le genre engage une réflexion sur les plaisirs, leur quête et leur satisfaction, définit un mode de vie. Mais tout ce luxe « grec » qui passe en art, critiqué à l'époque par les moralistes, est toujours près de finir, comme les choses représentées de mourir, le banquet de s'achever. |
3 - LES OBJETS DE LA
CROYANCE
|
LES OBJETS DE LA CROYANCE
Vers la fin du VIe siècle de notre ère, bien des hommes de culture assistèrent, en Occident, à l'éclipse de la civilisation antique sous l'effet de la guerre, de la peste et de la famine ; ils assistèrent aux derniers sursauts d'une époque (...). Vito Fumagalli
On évoque généralement une « éclipse » de 1000 ans des choses représentées pour elles-mêmes, entre la chute de l’Empire romain au 6e siècle et le 16e siècle en Europe. Mais durant ce long moment, elles ne disparaissent pas : elles sont mises entièrement au service du récit religieux chrétien qui domine la vie en Occident. Elles servent de symboles pour que chacun puisse se familiariser avec les personnages sacrés. Elles deviennent comme des accessoires dans le tissu du monde divin.
Malgré tout, les choses comme le livre, le pain, le vin, les outils ou les armes du Christ, sont représentées avec attention et elles tiennent parfois une place importante.
Si l’on déplace notre regard vers d’autres zones géographiques et culturelles du monde, hors de l’Occident, on trouve aussi des choses qui, bien que pénétrées de croyance, sont représentées comme autonomes. Il en est ainsi de la sandale du Prophète dans le monde musulman, sans doute à partir des 12e-13e siècles. Dans l’univers bouddhiste, au 14e siècle, une fleur d’œillet est représentée en majesté. Au royaume ancien du Bénin, la cloche porte un motif de collier.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Niccolò di Buonaccorso (documenté à partir de 1372 - Sienne, 1388). La Vierge d'humilité, vers 1380. Tempera sur bois. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Niccolò di Buonaccorso a peint une Vierge d'humilité telle que l'ont inventée les premières décennies du 14 siècle. Après Simone Martini (1284-1344), et les frères Lorenzetti (morts en 1348), l'artiste a reconduit leur sens de l'observation, la précision avec laquelle ils représentaient déjà les objets du quotidien. Ici, le livre, le nécessaire de couture, les ouvrages textiles n'existent pas indépendamment de la Vierge, mais ils jouent leur partie symbolique en l'humanisant. Pittoresques mais pas anecdotiques, ils suggèrent une morale domestique, construisent un modèle de vertu accessible. |
|
|
|
Atelier de Rogier van der Weyden. L’Annonciation, vers 1435-1440. Huile sur bois, H. 86 x L. 93 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.
L'Annonciation, le message de l'ange Gabriel à la Vierge Marie lui révélant qu'elle sera la mère de Jésus, a ici pour cadre une chambre à coucher typique des demeures bourgeoises du milieu du 15e siècle. Le mobilier et les objets sont traités avec naturalisme, qui les inscrit dans le quotidien profane de l'époque. Pourtant ce décor n'est pas représenté pour lui-même mais est subordonné au religieux. Ainsi l'aiguière suggère la purification par l'eau, l'orange fait allusion au fruit défendu, le lis évoque la pureté éternelle de Marie. |
|
Qian Xuan. Fleurs d’œillets, 1314. Encre et couleurs sur soie, feuille de l’album Dong Qichang. H. 28 x L. 27 cm. Paris, Musée national des Arts asiatiques - Guimet, ancienne collection Emile Guimet. © MNAAG, Paris, Dist. RMN - Grand Palais / Ghislain Vanneste.
À ses Fleurs d'œillet, l'artiste a ajouté des campanules, du soja, des vrilles et des aubergines, des choses simples, mais qui engagent à la méditation mélancolique sur la beauté éphémère, le temps qui fuit. L'inscription calligraphiée évoque ainsi une journée d'automne, quand la vie croise les signes de son déclin : feuilles vertes rongées, flétries, tiges rompues. L'artiste nous invite à vivre selon le principe du tao, à accepter le cours inéluctable du temps avec sagesse comme la voie de la nature. |
|
|
|
Afrique, Royaume de Bénin, Nigéria. Cloche cérémonielle, Edo, 16e-17e siècles. Alliage cuivreux. Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Dépôt du British Museum.
Le visage-pendentif évoque un objet de prestige accordé en récompense par le roi, l'Oba du royaume Edo de Bénin. Il évoque la victoire sur des territoires conquis, et leur sujétion. Portée autour de la taille par les chefs de guerre lors des cérémonies et des défilés, la cloche symbolise alors le bruit de la guerre. Elle porte d'ailleurs sur une autre face l'image d'un pendentif suspendu par un cordon qui évoque la défaite et l'assimilation de l'ennemi. En d'autres circonstances, placée sur des autels, la cloche convoque par son tintement les esprits protecteurs et les mânes des ancêtres.
|
|
Cologne (?). Livret de dévotion, vers 1330-1340. Ivoire polychromé et doré. Londres, The Victoria and Albert Museum.
Ce double feuillet représentant les Arma Christi (les « Armes du Christ ») fait partie d'un petit livret de dévotion. Aux scènes de la Passion du Christ, qui y sont également représentées, sans texte, répondent les instruments de cette Passion, soigneusement inventoriés dans l'image : des trente deniers reçus par Judas pour prix de sa trahison au tombeau vide, en passant par le roseau et le fouet de la flagellation. Rien ne manque, excepté le Christ lui-même, absent, mais présent dans chacune de ces choses qui devaient faire récit, engager à la prière et à la méditation.
|
4 - ÉMANCIPATION
|
|
Scénographie
|
ÉMANCIPATION
Courage, mes filles, ne désespérez pas (...) même dans la cuisine, vous devez comprendre que même parmi les pots marche le Seigneur. Thérèse d’Avila.
À partir du début du 16e siècle, après leur éclipse de près de 1000 ans, les représentations de choses en majesté se multiplient à nouveau en Europe. Des artistes et des artisans leur donnent une forme dans les domaines de la marqueterie, des objets d’art ou de la peinture.
Ce retour de l’intérêt pour le monde matériel et quotidien s’ancre dans l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine ; il doit aussi aux pensées nouvelles, à l’évolution du christianisme et au développement du capitalisme qui leur confèrent de nouvelles significations. Tout contribue à inviter à l’observation de la variété des choses, à leur prise en considération, à leur indépendance, à nouveau. Ainsi, cette armoire aux bouteilles et aux livres du début du 16e siècle, véritable trompe-l'œil composé des simples objets d'un médecin qui prouve que l'art de représenter les choses ne s'était pas perdu.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Ecole allemande. Nature morte aux bouteilles et aux livres, vers 1530 ? Huile sur bois (chêne), 106,2 × 82,4 × 1,5 cm (sans cadre) ; 118 × 94 × 4 cm (avec cadre). Colmar, Musée Unterlinden. © Musée d’Unterlinden, Dist. RMN-Grand Palais / image Société Schongauer.
Ce panneau, qui figure, au-dessus d'une niche garnie, une armoire entrouverte, se déchiffre comme un rébus. Les choses représentées sont des indices sur le commanditaire et l'œuvre : les livres, l'encre et la plume renvoient à la pratique de la lecture et de l'écriture, la petite gourde « pour le mal de dents », le pot à onguents, l'urinal en verre, le bézoard sur la boîte - une concrétion se formant dans l'appareil digestif, considérée comme un antidote - indiquent que leur propriétaire était médecin. Il a commandé cette œuvre pour l'encastrer dans un lambris formant trompe-l'œil, dans son intérieur du nord de l'Allemagne. |
|
|
|
Attribué à Fra Vincenzo Dalle Vacche (Vérone, vers 1446? - 1531 ou 1532), dit Vincenzo da Verona. Armoire avec attributs religieux et vanités, Padoue, entre 1520 et 1523. Panneau en noyer et cadre en chêne, marqueterie d'alisier, buis, charme, châtaignier, chêne, cyprès, érable, grenadier, nerprun, noyer, olivier, poirier. Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art.
Cette représentation d'armoire ouverte pourrait avoir été destinée à orner le siège de l'évêque, à San Benedetto Novello de Padoue. La maîtrise virtuose de la technique de la marqueterie de bois permet à l'artiste de créer l'illusion d'objets réels dans une composition complexe, et chaotique : objets liturgiques, crâne, os, sablier, mitre et couronne renversée s'accumulent pêle-mêle. L'ensemble renvoie à la vanité des choses humaines, des plaisirs, du pouvoir, qui jamais ne durent. L'historien de l'art Charles Sterling avait vu en son temps dans cette œuvre « le plus ancien exemple de Vanité moderne actuellement connu ».
|
|
Attribué à Fra Vincenzo Dalle Vacche (Vérone, vers 1446? - 1531 ou 1532), dit Vincenzo da Verona. Armoire avec attributs scientifiques et musicaux, Padoue, entre 1520 et 1523. Panneau en noyer et cadre en chêne, marqueterie d'alisier, buis, chêne, chêne des marais, cyprès, érable, houx, noyer, olivier, orme, peuplier tremble, aubier de prunus, nerprun. Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art.
Cette représentation d'armoire ouverte pourrait avoir été destinée à orner le siège de l'évêque, à San Benedetto Novello de Padoue. La maîtrise virtuose de la technique de la marqueterie de bois permet à Dalle Vacche de créer l'illusion d'objets réels dans une composition complexe : des instruments scientifiques (sphère, quadrant, traité d'astrologie) voisinent avec des objets liés à la musique, dont une lyre à bras hors d'usage. L'ensemble renvoie à la vanité des choses humaines, des prétentions scientifiques, des plaisirs, toujours en péril de finir, comme l'homme de mourir.
|
5 - ACCUMULATION, ÉCHANGE, MARCHÉ, PILLAGE
|
|
Scénographie
|
ACCUMULATION, ÉCHANGE, MARCHÉ, PILLAGE
Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. Karl Marx
À partir de la seconde moitié du 16e siècle en Europe, les artistes représentent de plus en plus les choses qui s’accumulent, s’échangent et s’achètent dans un monde marchand ouvert aux transferts de biens et de monnaie. Ces choses contiennent silencieusement toutes les envies, les rêveries et la violence du monde. Elles contribuent à dévoiler les vies, les états, les croyances, les sentiments.
Leur représentation se mêle désormais avec celles des figures humaines et sacrées au point de rivaliser avec celles-ci : des artistes renvoient le récit chrétien au second plan, en miniature. De même, les paysans passent derrière les fruits et les légumes qu’ils récoltent comme dans cette grande Nature morte aux légumes de Snyders de 1610, où le couple de paysans s'efface derrière une accumulation de choux et de carottes en gros plan.
Un nouveau statut en majesté s’impose pour les choses ordinaires qui contribuent à définir et à ordonner l’espace social. Elles assurent les rapports de pouvoir entre les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les humains et les animaux. En peinture aussi, dans le triomphe naissant de la marchandise se confondent le marché et ses marchands, la production maraîchère et les femmes, l’objet à vendre et la chair, les choses et les êtres.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Pieter Aertsen (Amsterdam, 1508 - Amsterdam, 1575). Fermière hollandaise, 1543. Huile sur bois. Lille, palais des Beaux-Arts.
Cette paysanne est entourée de ses produits, œufs, lait, fromages frais, qui ont une fonction symbolique. Ainsi, le lait, jusque sous sa forme solide, est depuis toujours un élément de pureté, naturel, réputé nourrir et restaurer. Les œufs, quant à eux, depuis l'Antiquité, symbolisent la vie, la naissance ou la renaissance. Dans l'art néerlandais, les mois ont pu être représentés sous forme de marchés, tout comme à l'époque médiévale on les définissait par des métiers et des travaux spécifiques. De ce point de vue, cette Fermière hollandaise serait une allégorie du printemps, ou des Pâques. |
|
|
|
Joachim Beuckelaer (Anvers, vers 1533 - Anvers, vers 1574). La Boutique du boucher (macelleria), 1568. Huile sur bois. Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte.
Cette boutique de boucher déborde de viandes, mais toute la chair accumulée suggère d'autres plaisirs : derrière le boucher, amateur de bière, un homme enlace une femme, tandis qu'un personnage récure un pot. La représentation des choses, mêlées aux êtres, la viande, mais encore le gros chou, un symbole de luxure, les carottes, qui évoquent le sexe masculin, est alors un moyen d'exprimer bien des désirs. Elle place le regardeur dans la position de la femme, qui, du haut de l'escalier, observe le couple. Elle engage l'œil et l'esprit du côté de la vie intense des corps. |
|
Joachim Beuckelaer (Anvers, vers 1533 - Anvers, vers 1574). Marché aux poissons, 1570. Huile sur toile. Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte, @ Napoli, Per gentile Concessione del MIC - Museo e Real Bosco di Capodimonte.
Joachim Beuckelaer peint le mélange des êtres et des choses, dont les vêtements, les chairs et les yeux se répondent. Les marchandises en majesté rivalisent alors avec les figures humaines, comme avec l'Apparition du Christ au lac de Tibériade, en miniature au second plan. Dans ce débordement des choses, l'espace social, les rapports de pouvoir sont ainsi reconfigurés. La figure de la poissonnière le suggère bien : sa représentation la ravale à son tour au rang de marchandise, tandis que les poissons sur le ventre, leurs queues, les moules la renvoient symboliquement à une fonction de procréation. |
|
|
|
Jan Davidsz de Heem. La desserte, 1640. Huile sur toile, H. 149 x L. 203 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Franck Raux.
Acquise par Louis XIV en 1671, exposée au Louvre dès 1793, la Desserte de Davidsz de Heem est un chef-d'œuvre de la peinture flamande. Spécialisé dans les natures mortes, l'artiste livre ici, sur grand format, une interprétation virtuose du genre, tant du point de vue de la composition en diagonale que du rendu démultiplié des matières et des reflets. De Heem organise ce faisant le théâtre des choses, où chacune, comme sur une scène, représente la vanité des plaisirs de ce monde, près de chuter, la propension à l'excès de l'homme qui contient sa perte. |
|
Henri Matisse (Le Cateau-Cambrésis, 1869 - Nice, 1954). Nature morte d'après « La Desserte » de Davidsz de Heem. Issy-les-Moulineaux, fin août - début novembre 1915. Huile sur toile. New York, The Museum of Modern Art. Gift and bequest of Florence M. Schoenborn and Samuel A. Marx, 1964.
Matisse a copié La Desserte de de Heem (ci-contre) en 1893, pour se mesurer à sa force, à son faste. En 1915, il s'y confronte encore, mais à partir de sa copie de 1893 « selon les méthodes de la construction moderne », affirme l'artiste. Il en résulte une variation monumentale du chef-d'œuvre, où le cubisme en particulier modifie la donne en donnant aux choses une autre présence (ainsi le luth est vu à la fois de face et de côté). Quant à la dimension morale de La Desserte, alors que la Grande Guerre fait rage, elle réside alors peut-être davantage dans la tentative d'ordonner le chaos du monde. |
|
Scénographie |
|
|
|
Joachim Beuckelaer (Anvers, vers 1533 - Anvers, vers 1574). Scène de cuisine, avec Jésus dans la maison de Marthe et Marie à l'arrière-plan, 1589. Huile sur bois. Muiden, Rijksmuseum Muiderslot. © Amsterdam, Rijksmuseum.
Dans la peinture flamande de la fin du 16e siècle, la représentation de la cuisine est souvent associée à la visite de Jésus chez Marthe et Marie. La scène biblique passe ici à l'arrière-plan, pour concentrer l'attention sur la cuisinière, sorte de double de Marthe, absorbée par les tâches domestiques, quand Marie écoute la parole du Christ. La cuisinière se situe du côté des choses de ce monde : la forme du gigot fait écho à son sein, le chou renvoie à sa sexualité, la courge à la fertilité et au sexe masculin. L'instabilité même des plats suggérerait celle de la nature humaine, dominée par la sexualité. |
|
Attribué à Hieronymus Francken II (Anvers, 1578 - Anvers, 1623). Les Richesses de l'avare et sa mort, vers 1600. Huile sur bois. Bâle, Kunstmuseum - Offentliche Kunstsammlung. © Bâle, Kunstmuseum.
Ce tableau exhibe le luxe et le faste d'Anvers, en dépit des ravages de la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648). La ville, en effet, est restée réputée pour ces produits de luxe que Hieronymus Francken II décrit avec précision. Ce faisant, il suscite l'admiration, voire notre convoitise. Nous aurions cependant tort de ne pas nous détacher de ces choses somptuaires pour voir à l'arrière-plan leur propriétaire, couché sur son lit de mort, et entraîné par des démons aux enfers. L'artiste suggère ainsi la vanité de ces choses fabuleuses, comme autant de péchés qui consument l'homme et sa foi. |
|
|
|
Frans Snyders. Nature morte aux légumes, vers 1610. Huile sur toile, H. 144 x L. 157 cm. Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle.
Peinte vers 1610 par l'artiste flamand baroque Frans Snyders, élève de Pieter Brueghel le Jeune et de Hendrick van Balen, cette Nature morte aux légumes présente en gros plan la récolte d'un couple de paysans renvoyés, eux, en minuscule dans le lointain. Les producteurs sont condamnés à l'état subalterne alors même que ce sont eux qui travaillent la terre afin de produire des marchandises à vendre. Le chou, le cardon, le melon ou les carottes forment une montagne de choses qui se déverse sur nous comme pour annoncer le règne des choses qui prennent le dessus en occupant la scène principale. |
|
Erro. Foodscape, 1964. Collage marouflé sur toile, H. 201 x L. 302,5 cm. Stockholm, Moderna Museet. © Moderna Museet. © Adagp, Paris, 2022.
Sur une vaste table dressée dont on ne voit pas les bords, Erró a peint le festin d'un ogre moderne. D'origine islandaise, l'artiste est célèbre pour faire le lien entre le pop art et le happening et s'inspirer des arts populaires, de la bande dessinée, du cinéma et de la photographie. Il s'inspire des grandes scènes sensuelles de repas et de marchés du Nord où la marchandise à profusion fusionne avec les êtres. Il dit s'être souvenu d'une grande surface vue à New York, « avec des tonnes de gâteaux, de friandises, de pièces de viande, de légumes... ». |
|
Gilles Barbier (Port Vila, Vanuatu, 1965). The Treasure Room 11 [Salle du Trésor 11], 2019. Gouache sur papier (4 panneaux). Collection particulière, Courtes Galerie GP & N Vallois, Paris.
Pour construire cette fabuleuse Salle du Trésor, Gilles Barbier a tapé des mots clés (lingot, calice, coffre, or, argent...) sur Internet. Il a accumulé les images trouvées, de plus ou moins bonne qualité, forcé les règles du copyright en les transposant à la main sur les panneaux. Tout son butin y est réuni : de l'or et de l'argent, des chefs-d'œuvre des quatre coins de la terre - y compris du Vanuatu, d'où l'artiste est originaire. Pirate moderne, Barbier rejoue ce faisant nos appétits voraces, le capitalisme sauvage, le pillage du monde. La vanité, aussi, de cette furie de richesse. |
|
|
|
Esther Ferrer. Europortrait, 2002. Photographie, H. 78,5 x L. 63,5 cm. Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel. © Musée du Louvre / Raphaël Chipault. © Adagp, Paris, 2022.
Esther Ferrer a toujours refusé de gagner de l'argent par son travail artistique. Cet Europortrait qui la représente à la fois vomissant et dévorant des euros développe sa critique de la monétarisation de la vie, au moment de la mise en circulation de la monnaie unique européenne. Ses détracteurs ont dénoncé l'augmentation du prix de la vie qu'elle aurait provoquée, ses conséquences sociales et politiques. Ferrer, elle, s'attaque plus largement à l'argent-roi, qui fortifie les uns, mais étouffe les autres. Jusqu'en art, il règne et domine, et l'artiste nous alerte ici du danger. |
|
Marinus van Reymerswale (Reimerswale, vers 1490 - Goes, vers 1546). Le Collecteur d'impôts. Huile sur bois (chêne). Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Cette œuvre développe la figure du peseur d'or, née au milieu du 15e siècle. Marinus van Reymerswale peint désormais un collecteur d'impôts, sans doute Cornelis Danielsz, maire de Reymerswale. À ses côtés, l'homme à la coiffe verte manifeste sa cupidité. L'artiste dénonce ainsi l'appât du gain, également dans l'association des deux hommes avec les pièces de monnaie, qui les définissent dans la société par rapport aux pauvres. De ce point de vue, l'argent, le livre de comptes, les lettres de créances expriment des convoitises, les mentalités de l'époque, sa violence. |
6 - SÉLECTIONNER, COLLECTIONNER, CLASSER
|
|
Scénographie
|
SÉLECTIONNER, COLLECTIONNER, CLASSER
Le motif le plus caché de celui qui collectionne pourrait peut-être se circonscrire ainsi : il accepte d'engager le combat contre la dispersion. Le grand collectionneur, tout à fait à l'origine, est touché par la confusion et l'éparpillement des choses dans le monde. Walter Benjamin
À partir du 17e siècle et encore de nos jours, dans un monde où les choses s'accumulent sur les étals comme dans l’intimité des intérieurs, les artistes s’affairent à sélectionner, collectionner, classer. Ils gardent le plus intéressant à leurs yeux, ou à ceux de leurs commanditaires, par la forme, la couleur, la rareté, la préciosité ou le symbole.
Les arrangements valorisent les motifs étonnants, les monstruosités naturelles, les curiosités. Les cabinets se multiplient pour conserver les abrégés de l’univers. Ils sont habités de la fascination devant la variété du monde mais ils abritent aussi les fruits du pillage colonial des peuples et des territoires.
Alors que s’impose le genre pictural de « la nature morte » en Europe, la discussion est minée par l’idée que l’on se fait de la hiérarchie des genres : il y aurait des sujets plus difficiles ou nobles que d’autres. Et si les femmes ont la réputation de savoir peindre des choses, c’est que, dans le nouveau partage des Beaux-Arts où dominent les valeurs masculines, ce genre-là demeure encore au bas de l’échelle.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Attribué à Juan de Arellano (1614-1676). Guirlande, fleurs, oiseaux et papillon, vers 1650-1670. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Plusieurs indices invitent à attribuer cette œuvre à Juan de Arellano, en particulier la formidable variété des fleurs représentées avec science, et leur bel arrangement, qui ménage un souffle dans la chute des pétales. Après les Flamands, dans la seconde moitié du 17e siècle, des peintres espagnols se sont spécialisés dans la nature morte florale en peignant des bouquets, des guirlandes, des couronnes de fleurs, tel Arellano. Ici, sa couronne encercle un papillon, une mésange et un pinson voletant, qui suggèrent encore sa curiosité pour l'inépuisable variété de la nature. |
|
|
|
Louise Moillon. Coupe de cerises, prunes et melon, vers 1633. Huile sur toile, H. 48 x L. 65 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Michel Urtado.
Louise Moillon, une des femmes peintres les plus talentueuses du 17e siècle, affirme ici sa science virtuose du coloris, le rouge intense des cerises éclate contre le vert foncé des feuilles, les touches bleutées des prunes et le jaune orangé du melon lui font écho. Dans cette composition ordonnée et équilibrée, tous les éléments, les cerises surtout, gagnent ainsi une force plastique singulière, de sorte que le tableau engage à méditer calmement sur la beauté simple des choses. On connaît plus d'une vingtaine de tableaux de Moillon, dont trois sont conservés au musée du Louvre. |
|
Lubin Baugin (1610-1663). Nature morte à l'échiquier, vers 1630. Huile sur bois. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Moins qu'une allégorie des Cinq Sens, cette Nature morte à l'échiquier est plutôt une vanité. Baugin y a rassemblé tous les éléments du genre, qui évoquent les plaisirs de la table, les délices de la musique, la passion du jeu, le narcissisme et l'orgueil, le monde terrestre et sa fragilité, enfin le caractère éphémère de toute beauté terrestre, sous la forme traditionnelle du bouquet d'œillets. L'ensemble forme une sorte de mystère, comme celui qui a longtemps entouré l'identité de Baugin, dont la science des couleurs et de la composition mathématique éclate ici, mise au service des choses. |
|
Atelier de Frans II Francken, dit le Jeune (Anvers, 1581 - Anvers, 1642). Ulysse reconnaissant Achille (déguisé en femme) parmi les filles de Lycomède, fin des années 1620. Huile sur bois. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Franken dresse ici l'inventaire des beautés du monde sous la forme d'un intérieur d'amateur : cabinet d'ébène, coffrets marquetés de pierres dures, instruments de musique, perles, vaisselle d'or, peintures qui rivalisent avec la nature. Le sujet de l'œuvre, qui évoque les efforts de Thétis pour soustraire Achille à son destin troyen en le cachant parmi les filles de Lycomède, n'est qu'un prétexte à exalter le collectionnisme, satisfaire le goût de l'objet de l'artiste autant que flatter le penchant de ses contemporains pour le faste. |
|
|
|
Charles Aubry (1811-1877). Feuilles, vers 1864. Épreuve sur papier albuminé à partir d'un négatif sur verre au collodion, contrecollée sur carton. Paris, musée d'Orsay (dépôt du Mobilier national).
Épinglées comme des papillons, ces feuilles sont rendues par la photographie dans tous leurs détails, leur volume, leur texture. En 1864, les codes de représentation employés restaient ceux, traditionnels, de la nature morte picturale, comme dans les autres photographies prises par Charles Aubry de feuilles, de fleurs ou de fruits. Cette même année, Aubry avait fondé un atelier de moulage et de photographie de végétaux à destination des dessinateurs industriels à qui il proposait ainsi une autre représentation des choses, une alternative à leurs vieux modèles gravés et lithographiés. |
|
Peintre anonyme néerlandais. Intérieur d'un magasin de porcelaines et d'objets chinois, 1680-1700. Feuille d'éventail, gouache sur papier, montée sur panneau de bois. Londres, Victoria and Albert Museum.
Un anonyme néerlandais, fasciné comme nombre de ses contemporains par les objets de luxe asiatiques, s'est inspiré des représentations de cabinets de collectionneurs pour inventer une boutique imaginaire qui rassemble avec fantaisie et jubilation tous ces trésors tant convoités. L'artiste a peint cette chinoiserie sur une feuille d'éventail, lui-même un article de luxe décrivant les merveilles d'Orient et d'Extrême-Orient. Une fois mise au carré pour être encadrée, cette feuille est devenue à son tour un objet d'art européen ouvrant sur le vaste monde. |
|
Scénographie |
|
|
|
Salvador Dali. Nature Morte Vivante (Still Life - Fast Moving), 1956. Huile sur toile, H. 125,1 x L. 160 cm. Saint Petersburg, FL (États-Unis), Salvador Dali. Museum (The Dali Museum). © The Dali Museum. © Salvador Dalí, Fundació Gala - Salvador Dalí, Adagp, 2022.
Dali s'affronte ici à la tradition classique, aux maîtres anciens du 17e siècle – Linard, Van Schooten, ou Claesz Heda. Il veut attaquer la monotonie de l'art moderne institutionnalisé. Ainsi fait-il allégeance aux conventions de la nature morte, mais en défiant par l'intrusion d'éléments incongrus : une bouteille d'Anis del Mono, ou la structure de l'ADN. Surtout, Dali représente des choses vivantes, en lévitation. L'œuvre achève ainsi de nous dépayser, en même temps qu'elle contredit l'idée même d'une nature qui serait « morte ». |
|
Jacques Linard. Les Cinq Sens et les Quatre Éléments (avec objets aux armes de la famille de Richelieu), 1627. Huile sur toile, H. 105 x L. 153 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau.
Linard reprend ici les éléments formels des « breakfast pieces » ou « tables servies », un genre qui s'épanouit dans le nord de l'Europe au début du 17e siècle. Il se caractérise par la juxtaposition d'objets, en général liés au repas, selon une perspective cavalière et sur un fond souvent sombre. Mais Linard combine le genre avec celui de la peinture de fleurs et de la vanité, et fait alors basculer les choses du côté d'une allégorie des Cinq Sens et des Quatre Éléments. Toute la nature s'y résume, tandis que l'évocation de sa perception par l'homme suggère l'étendue de son éphémère pouvoir sur elle. |
|
Scénographie |
|
|
|
Adriaen S. Coorte. Six coquillages sur une table de pierre, 1696. Huile sur papier collé sur bois, H. 15 x L. 22 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Michel Urtado.
Une sorte de paradoxe gît dans cette petite composition, d'une infinie délicatesse, où ces quelques coquillages, presque insignifiants de prime abord, renvoient pourtant à la puissance de l'économie coloniale néerlandaise, fondée sur la Compagnie des Indes orientales depuis 1602. Tous, en effet, viennent des mers du Sud, rapportés par bateaux. Alors que le goût des curiosités se développait en Europe, au contact d'autres mondes, les tableautins de Coorte devaient être appréciés par des collectionneurs qui doublaient leurs précieux trésors de leurs représentations. |
|
Sébastien Stoskopff (Strasbourg, 1597 - Idstein, 1657). Corbeille de verres et pâté, vers 1630-1640. Huile sur toile. Strasbourg, musée de l'Œuvre Notre-Dame, en dépôt au musée des Beaux-Arts.
Stoskopff a peint la fin d’un repas, quand, selon la coutume germanique, la vaisselle est ramassée dans des paniers. La simplicité de la composition, le fond sombre et vide et la lumière accentuent la présence de toutes ces choses : les contours et la transparence des verres, le rendu de l'osier, de la croûte du pâté. Le tableau engage ainsi à réfléchir sur la relation entre réalité et apparence, sur ce que peut l’art, alors que les peintres de la vie quotidienne s'efforçaient de rendre tangible la matérialité des choses. |
|
Nicolas Darrot (Le Havre, 1972). Collection d'insectes, 1998. Matériaux divers. Paris, collection Antoine de Galbert.
Tel un entomologiste, un collectionneur, Nicolas Darrot a réuni sous verre des insectes, mais dénaturés, bricolés, hybridés avec des éléments qui les transforment en chimères robotiques. Ce bestiaire mécanique de combat date de l'époque de la première brebis clonée (1996), de la théorisation de la guerre des drones et de la manipulation des insectes pour les contrôler. Darrot trafique à son tour le vivant, fasciné par ces progrès scientifiques et biotechnologiques mais aussi inquiet de leurs dérives et du bouleversement de l'histoire naturelle. |
7 - TOUT RECLASSER
|
|
Scénographie
|
TOUT RECLASSER
Je n'ai pas votre ambition, madame l'Histoire, j'ai le détail.
Le gobelet, le cruchon, l’œillet, le petit oiseau mort sur le dos, pattes raidis, minuscule, ébouriffé. Marianne Alphant
Au 16e siècle, Arcimboldo brouille les frontières entre les espèces et les règnes. Il mélange les fleurs, les légumes, les fruits, les animaux et les humains. Il impose le carnaval des choses en peinture mais il n’est pas le seul à revendiquer pour elles une place de choix dans un univers peuplé où tout circule et se vaut.
Pour montrer que le genre des choses est aussi noble qu’un autre, des artistes plantent des natures mortes en gros plan sur des paysages qui ne servent plus que de décor. Les choses s’imposent en maîtres du jeu comme de véritables personnages de l’histoire.
Le genre pictural de l’art de la représentation des choses gagne ainsi encore en autorité même s’il faut attendre le 18e siècle pour le voir définitivement triompher. On prête à Chardin d’avoir si finement rendu la vie des choses que le genre en est à nouveau bouleversé. Devant ses toiles, Diderot dit qu’il admire sa manière originale d’éclairer les minuscules objets de l’intérieur. Le marché de l’art en est aussi friand et les artistes s’y réfèrent jusqu’à aujourd'hui.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Séraphine de Senlis. Fleurs ou Grand bouquet au vase noir et fond bleu [Fleurs et fruits ?], 1929. Huile sur toile, H. 146 x L. 97 cm. Paris, Collection privée. © Jean-Alex Brunelle.
Séraphine de Senlis pratique un art singulier que l'on associe à l'art naïf où brut. Orpheline, bergère puis domestique à Senlis, elle fut internée en 1932 pour « psychose chronique » à l'hôpital psychiatrique de Clermont, ce qui ne l'empêcha pas d'imaginer des chefs-d'œuvre comme ce riche bouquet multicolore qui occupe tout l'espace de la peinture. Il s'agit moins d'un rassemblement de feuilles et de fruits en grand nombre que d'un véritable paysage de choses en majesté. |
|
|
|
Joel-Peter Witkin. Harvest, Philadelphia, 1983. Photographie argentique, H. 37,2 x 36,8 cm. Paris, Galerie baudoin lebon. © Joel-Peter Witkin, courtesy baudoin lebon.
Des siècles après Arcimboldo, Joel Peter Witkin et sa femme ont recomposé une tête humaine très inquiétante avec des fruits et des légumes. Ils ont utilisé un fragment anatomique en cire, trouvé dans une collection de bizarreries médicales, pour donner à la mort ce visage paisible aux yeux clos. Ils nous confrontent alors à celle-ci, comme à la vérité de notre condition. Mais, pour Witkin qui est croyant, la mort n'est pas la fin, et quelque chose ici en renaît, une forme de beauté étrange dans le retour du corps à la terre, la fusion de l'humain et du végétal. |
|
Giuseppe Arcimboldo. L’Automne, 1573. Huile sur toile, H. 76 x L. 63,5 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Franck Raux.
L'Automne s'inscrit dans une série de quatre tableaux représentant les Saisons. Portraitiste à la cour de l'empereur Maximilien II de Habsbourg, Arcimboldo doit sa célébrité à ses têtes expressives composées de végétaux, d'animaux ou d'objets figurant aussi les éléments, des métiers. Les choses sont réunies en une unité cohérente, brouillant la frontière entre les espèces et les règnes, l'humain et le non-humain. Ces œuvres revêtent une dimension allégorique et politique et signifient la puissance unificatrice de l'empire. L'Automne, lui, évoque la maturité de l'homme, et son caractère mélancolique. |
|
Scénographie |
|
|
|
Luis Egidio Meléndez (1716-1780). Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage, 1771. Huile sur toile, H. 62 x L. 84 cm. Madrid, Museo Nacional del Prado. © Photographic Archive. Museo Nacional del Prado.
Meléndez a posé ses pastèques sur fond de ciel orageux. Majestueuses, elles dominent leur environnement, écrasantes du fait de la composition en diagonale où l'effet d'accumulation nous accable. Si l'artiste leur donne une telle place, c'est que sa nature morte était destinée au cabinet d'histoire naturelle de Charles de Bourbon, prince des Asturies et héritier du trône d'Espagne. Au-delà du souci scientifique, l'œuvre atteste, dans le rendu de la chair aqueuse, ponctué de pépins noirs luisants, d'un souci décoratif et d'une fascination de Meléndez pour la simple matière et la présence nue des choses. |
|
Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686 - Beauvais, 1755). Nature morte avec trois oiseaux morts, des groseilles, des cerises et des insectes, 1712-1715. Huile sur toile. Agen, musée des Beaux-Arts.
Cette nature morte centrée autour d'un moineau pendu aux ailes déployées se caractérise par sa simplicité et sa rigueur formelle, sa finesse également. Jean-Baptiste Oudry excelle dans l'illusionnisme : chaque chose représentée paraît plus vraie que nature, ce qui contrarie la mort et l'immobilité des oiseaux, rendus très vivants. De ce point de vue, ce trompe-l'œil s'inscrit dans la tradition des natures mortes de chasse allemandes du 16e siècle et la production hollandaise du 17e siècle, à une époque où s'inventent encore en art les formes pour dire la précarité de la vie. |
|
|
|
Jean-Baptiste Chardin. Pipes et vases à boire, dit aussi La Tabagie, vers 1737. Huile sur toile, H. 32,5 x L. 40 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.
Chardin a représenté une série d'objets qu'il possédait, de petites choses sans qualité extraordinaire, en particulier une tabagie de palissandre. La grande simplicité, l'équilibre de l'ensemble sont remarquables. Tout s'assemble, tout s'épanouit harmonieusement, pour suggérer le charme de la vie telle qu'elle est, dans ses choses mêmes. Diderot prêtait une magie singulière à la peinture de Chardin. Cette Tabagie la contient, où agit le mystère de la présence des choses, comme des personnages de l'histoire, animée d'un mouvement et d'une lumière intérieure. |
|
Willem Ormea (Utrecht, 1611 - Utrecht, 1673). Nature morte aux poissons, 1638. Huile sur bois. Amsterdam, Rijkmuseum.
Cette accumulation dramatisée de poissons et de crustacés évoque une grande abondance. L'image prend tout son sens dans le contexte de l'époque, où l'émancipation de la République néerlandaise s'est fondée sur des comptoirs, une puissante flotte navale, des corsaires et un commerce lucratif de la pêche. Le vif succès qu'ont rencontré aux Pays-Bas les natures mortes de poissons, comme celle d'Ormea, accrochées aux murs des notables d'Amsterdam ou d'Utrecht, contemporains de cette prospérité économique et de la stabilité politique de la jeune nation, racontent cette histoire. |
|
Scénographie |
|
|
|
Tableau du haut: François Desportes (Champigneulle, 1661 - Paris, 1743). Nature morte de gibier prêt à mettre en broche, 1716. Huile sur toile. Paris, musée de la Chasse et de la Nature.
Desportes nous amène en cuisine, où attendent d'être rôties diverses pièces de gibier. À l'inverse des artistes flamands qui, au 17e siècle, élargissaient leurs natures mortes aux dimensions des étals et des intérieurs, l'artiste se concentre sur ces seules choses, dont certaines basculent du côté du décoratif. L'œuvre, d’ailleurs, fut conçue pour les appartements du Régent au Palais-Royal à Paris. Cette destination n'enlève cependant rien à l'originalité de cette nature morte, et d'abord au sein de l'œuvre de Desportes. Avant Chardin il a ainsi contribué à renouveler le genre. |
|
Jan Svankmajor (né en 1934). Les Possibilités du dialogue, 1982. Court-métrage d'animation 12', extrait 4'30.
Dans ce court-métrage d'animation, Jan Svankmajor dialogue avec l'œuvre d'Arcimboldo. Le réalisateur compose des scènes de duels bruyants entre des têtes humanoïdes, chacune composée de légumes, d'outils et d'autres éléments du quotidien. Dans leur combat, où elles se mélangent et se dévorent, des choses l'emportent sur d'autres, qui sont alors recrachées en morceaux. Leur guerre ramène à notre condition malheureuse : comme ces têtes qui tombent en poussière à force de lutter, nous nous affrontons, nous nous détruisons, et, dans nos rapports avec les autres, nous risquons de nous uniformiser. |
|
|
|
Jean Siméon Chardin (Paris, 1699 - Paris, 1779). Lièvre mort avec poire à poudre et gibecière, vers 1730. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Vers 1730, Chardin s'arrête encore au détail, à la ressemblance, qui sont la forme de son attention aux choses peintes. Celles-ci sont les témoins d'un art de vivre (ici la pratique cynégétique), au service duquel l'artiste invente une manière suggestive. Ce grand lièvre, pathétique dans sa position renversée sur ce fond frotté, domine ainsi toute la composition. Il rappelle l'anecdote selon laquelle Chardin aurait trouvé sa voie en peignant un lapin. Surtout, il suggère sa tendresse pour la bête morte, et sa pudeur à l'exprimer, qui le distinguent d'entre tous les animaliers de son temps. |
|
Jean-Antoine Houdon. La grive morte. Bas-relief, marbre, H. 36 x L. 28 cm. Collection privée. © Musée du Louvre / Alain Cornu.
Dès 1772, Houdon s'était intéressé à la représentation en sculpture d'oiseaux, et il s'était alors confronté à sa difficulté. La Grive morte prouve qu'il l'a amplement surmontée : le contraste entre les plumes des ailes et le fin duvet du ventre du passereau, leur rendu prodigieux, qui ménage la légèreté et l'épaisseur, égalent la nature. L'illusionnisme et la délicatesse du chef-d'œuvre ont été célébrés par l'homme de lettres Friedrich Melchior Grimm en 1775. Houdon a réussi un tour de force, preuve que la nature morte peut trouver en sculpture un lieu où s'épanouir également. |
8 - VANITÉ
|
|
Scénographie
|
VANITÉ
Pendant que nous parlons, le temps jaloux s'enfuit. Cueille le jour, et ne crois pas au lendemain. Horace
Si la première vanité européenne retrouvée est une mosaïque au crâne du 1er siècle avant notre ère, cette figure de la mort reprise jusqu’à nos jours rappelle inlassablement le sort qui nous attend.
Les choses signifient l’abondance ou la rareté des richesses matérielles, la variété du monde et sa joliesse mais depuis le début, elles préviennent aussi de la vanité humaine, de la corruption par le pourrissement d’un fruit et de la fin inévitable que symbolise un crâne.
À partir du 16e siècle, dans un contexte encore largement religieux, la vanité a souvent la forme d’un crâne seul ou installé près d’objets symboliques comme une bougie ou un sablier qui signifient le temps qui passe inexorablement.
Alors qu’à partir du 17e siècle se développe un marché de l’art bourgeois, certains artistes montrent jusqu’à la vanité de la peinture et du tableau, qui se vend désormais de plus en plus pour décorer les intérieurs aisés. Cette crise de conscience sera de nouveau d'actualité trois siècles plus tard en Europe et aux États-Unis sur fond de révolte contre la société de consommation.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Barthélemy Toguo (Mbalmayo, 1967). Grand Vase Charpin, 2016. Porcelaine. Paris, collection particulière, 2022.
En 2011, Barthélemy Toguo est invité à créer une série d'œuvres uniques sur de nouvelles formes de vases dessinées par Pierre Charpin à la manufacture de Sèvres. Il s'inspire de travaux scientifiques et part de modèles de cellules infectées et de virus (VIH, Ebola) transformés par les nouvelles techniques d'impression en 3D, avant d'en grossir les formes. Si ce grand vase est à première vue décoratif, de plus près, la vanité représentée sous un entrelacs de fleurs et de tiges évoque les catastrophes. Aujourd'hui, alors qu'une pandémie frappe le monde entier, il semble annoncer les fléaux à répétition. |
|
|
|
Balthasar van der Ast. Fruits et coquillages, 1623. Huile sur bois, H. 37 x L. 65 cm. Lille, palais des Beaux-Arts. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojeda.
L'artiste, maître de Jan Davidsz de Heem, a agencé des éléments inertes ou vivants, accumulé des fruits dans un plat de porcelaine chinoise. L'ensemble, raffiné et fastueux, éblouit, mais cette grande beauté est déjà gâtée par la corruption. De ce point de vue, l'œuvre serait une vanité, évoquant la précarité de la vie. Mais elle devait d'abord être considérée comme un objet luxueux, qui répondait alors moins à des considérations spirituelles qu’à un exercice obligé pour satisfaire une clientèle bourgeoise. À Utrecht, celle-ci s'arrachait les peintures de van der Ast, et elle le protégeait. |
|
Sam Taylor-Johnson (né en 1967). Still Life [Nature morte], 2001. Film 35 mm, 3'42 ". Royaume-Uni.
Still Life actualise le genre de la vanité, en le transférant dans l'image en mouvement. Le défilé en accéléré de milliers de clichés de fruits pris à intervalles réguliers, sous les mêmes angle et éclairage, offre le spectacle d'une nature qui s'abime, meurt, pourrit. Sam Taylor-Johnson a fréquenté la mort de près, son travail s'en ressent. Still Life nous y renvoie, mais, là où la vanité traditionnelle suggère l'avancée du néant plus qu'elle ne l'exhibe, Taylor-Johnson en saisit tout, du début à la fin, crûment. Dans cette catastrophe, le stylo à bille seul triomphe : l'anti-nature...
|
|
|
|
|
|
|
Franciscus Gijsbrechts (Anvers, 1649 - Anvers, après 1677). Vanité, vers 1670 ? Huile sur toile. Strasbourg, musée des Beaux-Arts.
Gijsbrechts agence ici les attributs des arts et de l'érudition, des plaisirs terrestres, des distinctions et des médailles. Au milieu, le crâne rappelle que toute chose, à commencer par l'homme, est vouée à disparaître. Rien, en effet, ne dure en ce monde, pas même le pouvoir : le mot « Caerel », sur le document au premier plan, évoquerait Charles Ier d'Angleterre, renversé et décapité en 1649. Au-delà de ses conceptions spirituelles, le pessimisme de Gijsbrechts pourrait ici tenir au fait qu'il aurait peint cette vanité durant son séjour à Leyde, en pleine guerre de Hollande (1672-1678). |
|
Sébastien Bonnecroy. Vanité. Nature morte, 2e quart du XVIIe siècle. Huile sur toile, H. 50 x L. 40 cm. Strasbourg, Musée des Beaux-Arts. © Musées de Strasbourg. Photo M. Bertola.
Dans cette vanité, la palette du peintre suggère que sa morale s'applique jusqu'au domaine de la peinture, et la remet en question au moment où elle devient un élément de distinction sociale dans le développement du marché de l'art. Bonnecroy questionne sa réalité et sa valeur illusoires, son inutilité, voire son inanité au regard des enjeux profonds de l'existence. Encore au 20e siècle, des artistes mettront ainsi à nu leur travail. Comme Bonnecroy, ils ramèneront l'art à sa condition matérielle et à son « illusion » en questionnant son inutilité, sa futilité, sa marchandisation. |
|
|
|
Jake et Dinos Chapman (Londres, 1966, et Cheltenham, 1962). Bronze Skull (Yellow with maggots) [Crâne en bronze (jaune et rongé par les vers)], 2004. Bronze peint. Studio des artistes.
Cette tête est une vision de cauchemar comparable à celle qu'offraient les transis médiévaux et de la Renaissance, qui représentaient les morts de façon naturaliste, même en putréfaction. Ainsi, les frères Chapman nous avertiraient à leur tour de la victoire de la mort. Mais, à bien y regarder, Bronze Skull... est surtout excessive et drolatique, l'œuvre tranche avec le tragique d'autres œuvres des Chapman qui parlent de la mort, des massacres, de la maladie. Cette grotesque vanité, une fois passé son choc, nous fait rire jaune, mais n'est-ce pas le seul moyen aujourd’hui de nous inquiéter du danger ?
|
|
Jean-Loup Champion (Tours, 1947). Reliquaire, 2020. Bronze à patine rouge. Collection particulière.
Ce Reliquaire de 2020 a la forme connue d'une urne, telle qu'il en existe depuis toujours. Grenelée, ornée d'une frise chevronnée, on la dirait marquée, tatouée, comme une peau, mais à vif, couleur de sang séché. Elle suggère alors une douleur, comme ce bouquet d'os - d'animaux, sans doute - qui évoque une hécatombe, sacrifice ou massacre. Après des boîtes recelant des choses mystérieuses, des tombeaux-cénotaphes et des plâtres immaculés, Jean-Loup Champion réinvente son art pour y former à la fois la menace du pire et sa conjuration par cette sorte d'offrande expiatoire.
|
9 - LA BÊTE HUMAINE
|
|
Scénographie
|
LA BÊTE HUMAINE
On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. Franz Kafka
Le motif peint de l’animal mort est ancien. En Occident, tout particulièrement à partir du 17e siècle, il évoque la condition humaine dans sa fragilité. La position des animaux pendus, écartelés, les membres liés, accentue l'humanité qu'on leur prête.
Ces images peuvent choquer, nous le savons. Elles ne sont ni complaisance, ni exaltation. Au contraire, cette figure désespérante de l’animal semble nous avertir du sort qui pourrait bien nous attendre. La puissance de la représentation est d’autant plus frappante à notre époque justement sensible à la condition animale.
Au début des années 1800, Géricault et Goya signent des œuvres qui opèrent une véritable révolution dans la foulée des guerres napoléoniennes : ils peignent des membres de cadavres humains et une tête et carcasse de mouton comme des choses. Ils nous font dès lors entrer dans une autre époque. Dans les œuvres contemporaines, les victimes du boucher ne suscitent plus seulement la compassion, contemporaines, elles nous accusent, elles nous fixent, elles nous ont à l’œil !
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Andres Serrano. Cabeza De Vaca (Early Works), 1984. Tirage pigmentaire contrecollé sur Dibond, cadre en bois, H. 82,55 x L. 114,3 cm. Edition de 4 + 2 AP. Paris, Collection Antoine de Galbert. © Collection Antoine de Galbert / Arthur Toqué. © Andres Serrano.
Quand Andres Serrano photographie en gros plan sa Cabeza de vaca posée sur un socle de marbre peint, il montre qu'une bête a bien un regard. La fausse douceur de l'ensemble rosé tranche avec la part ensanglantée de la tête retirée à son grand corps absent. Le photographe s'inscrit dans une lignée d'artistes qui, de Beuckelaer à Goya en passant par Ribera, ont peint le même motif en attirant parfois la compassion. Mais à travers le regard qu'elle nous lance, cette vache nous a méchamment à l'œil, pour la première fois dans toute l'histoire de l'art. |
|
|
|
Théodore Géricault. Étude de bras et de jambes coupés, 1818-1819. Huile sur toile, H. 37,5 x L. 46 cm. Paris, Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel. © Musée du Louvre / Raphaël Chipault.
En quête d'un nouveau vocabulaire plastique, alors qu'il élabore Le Radeau de la Méduse, Géricault a récupéré des fragments humains dans la morgue d'un hôpital. Ses Fragments anatomiques, dont cette étude, sont bien plus que de simples exercices. L'artiste a dû agencer les fragments, les regarder, les représenter. Il s'est imposé leur effroi, alors que l'histoire de son temps lui inspirait une terreur qu'il voulait affronter. Ces cauchemars de corps en morceaux ne sont passés nulle part ailleurs dans l'œuvre de Géricault : ils suffisaient seuls à dire la catastrophe de l'humain devenu si peu de chose. |
|
Théodore Géricault (Rouen, 1791 - Paris, 1824). Chat mort, vers 1820. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Au contraire de ses Fragments anatomiques, Théodore Géricault représente ici la mort dans son sens premier : la cessation de la vie - autre manière de s'y affronter. Ce chat gît raide, inerte, pesant, sur cette caisse ou cette table qui le présentent, comme un modèle à l'atelier. Son cadavre ainsi représenté, encore intact, oppose son état au souvenir vivant de son corps souple et chaud. Le peintre n'offre aucune anecdote qui puisse nous détourner de cette seule vision, dont chacun est libre de mesurer l'intensité à proportion de son amour des animaux. |
|
Scénographie |
|
|
|
Rembrandt. Le Bœuf écorché, 1655. Huile sur bois, H. 94 x L. 69 cm. Paris, musée du Louvre. Département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Tony Querrec.
Au milieu du 17 siècle, le motif de la bête en cours d'équarrissage est courant en peinture. Rembrandt et ses élèves ont pu représenter des scènes de boucheries. Mais l'originalité de ce Bœuf écorché tient à sa seule présence dans l’image, où la silhouette d'une servante, qui observe le cadavre mutilé comme nous la regardons, renforce son énormité. Cette grande forme de graisse et de sang dramatisée rompt avec les peintures de banquets et de marchés alors à la mode. Rembrandt oppose à cette tradition, pour la première fois, une seule chose morte, mais qui habite étrangement le monde.
|
|
Gustave Courbet (Ornans, 1819 - La Tour-de-Peilz, Suisse, 1877). Les Trois Truites de la Loue, 1872. Huile sur toile. Berne, Kunstmuseum.
Gustave Courbet, chasseur et pêcheur passionné, représenta à plusieurs reprises des animaux morts, avec une sensibilité singulière. Ces Trois Truites, peintes en 1872, revêtent une signification particulière. Elles furent exécutées après le retour à Ornans du peintre, arrêté en juin 1871, puis emprisonné pour son rôle pendant la Commune. Se confondent ici l'allusion au trophée de pêche et ses souffrances personnelles. L'œuvre se joue du genre pictural, confondant nature morte, peinture d'histoire et autoportrait. |
|
|
|
Francisco José de Goya y Lucientes. Nature morte à la tête de mouton, 1808-1812. Huile sur toile, H. 45 x L. 62 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Thierry Ollivier.
Les natures mortes de Goya datent de la guerre d'indépendance espagnole (1807-1814), et de son exil à Bordeaux. Comme les Désastres de la guerre (1810-1820), cette œuvre suggère le triomphe du malheur. Le sujet, la composition, la facture : tout dit la violence de la mise à mort, le scandale de l'écorchement et du démembrement. Ou doute de regarder seulement les restes d'un animal, qui pourraient être aussi ceux d'un humain massacré. La catastrophe nous regarde comme nous la regardons : a même les côtes saignantes, Goya a formé deux sortes d'yeux, qui redoublent le regard désespérant de la tête écorchée.
|
|
Le Monogrammiste JVR (sans doute Jan Vosmaer, Delft, 1610 - Delft, avant 1641). Nature morte avec les produits du porc, vers 1630. Huile sur bois. Muiden, Rijksmuseum Muiderslot (prêt de long terme par le Rijksmuseum d'Amsterdam).
On connaît l'adage sur le cochon, qui signifie qu'en cuisine tout est bon à utiliser, et que dans le commerce tout peut être source de profit. L'œuvre illustre cette morale pragmatique : tous ces produits étalés viennent du porc, insiste le cartel. Ils promettent un festin, et, pour le boucher, de bonnes affaires. Le sujet est récurrent dans l’art néerlandais, depuis le Moyen Âge, où le cochon est associé à l'hiver, aux activités de boucherie, à leurs fêtes. Mais le cochon est aussi associé à la luxure, la gloutonnerie, la paresse, et, comme ici, l'animal peut être un symbole de vanité.
|
10 - LA VIE SIMPLE
|
|
Scénographie
|
LA VIE SIMPLE
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles … le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, ce qui ne parle pas. Francis Ponge
Dans la lignée de Chardin qu’il admire, Édouard Manet peint la vie simple avec des fleurs, des fruits, des légumes ou des poissons morts qu’il magnifie. Il dit vouloir être le « Saint-François de la nature morte ».
Quoi de mieux que ces petites choses sans qualité pour ridiculiser la grandiloquence de la peinture académique à la mode dans la seconde partie du 19e siècle ? Il n’est pas seul à établir un régime d’égalité entre les choses ordinaires et les êtres. D’autres artistes recherchent aussi le naturel tout comme un certain nombre de photographes et les impressionnistes qui traquent le charme de la vie telle qu’elle est.
Le déferlement de choses banales semble répondre à l’évolution industrielle de la société alors que les citadins s'éloignent de la campagne dont ils gardent la nostalgie. Cézanne a voulu lui aussi le dépouillement dans l’attention aux choses élémentaires, comme Van Gogh, Gauguin, ou plus tard Matisse ou Nolde. Pour eux, la nature morte est une façon de revenir à l'essentiel de la vie.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Samuel van Hoogstraten (Dordrecht, 1627 - Dordrecht, 1678). Intérieur hollandais, dit Les Pantoufles, vers 1655-1662. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.
Si cet Intérieur hollandais paraît déserté, bien des choses trahissent la présence de ses occupants, et inventent une atmosphère : bougie, clés, balai, et, bien sûr, ces « pantoufles », au cœur même de la composition. Il s'agit en réalité de mules, qui disent la déambulation, le passage d’une pièce à l’autre, de l'intérieur à l'extérieur, et vice versa (la porte est ouverte), la vie intime. L'œuvre, d'ailleurs, appartient au genre des « enfilades » : des vues de pièces successives, habitées de personnages et d'objets qui font le lien entre elles. |
|
|
|
Édouard Manet. Le Citron, 1880. Huile sur toile, H. 14 x L. 22 cm. Paris, musée d’Orsay. © Musée d'Orsay, Dist. RMN - Grand Palais / Patrice Schmidt.
Le Citron de Manet, peint trois ans avant sa mort, fait partie malgré sa petite taille des natures mortes puissantes du peintre qui disait vouloir être le « Saint-François de la nature morte ». Ce genre lui sert de laboratoire. Il a isolé le fruit jaune sur une soucoupe en céramique vernissée noire et sobre qui fait ressortir le principal : la couleur stridente, le grain, la simplicité. Le fruit est saisi en gros plan et en léger surplomb. Il est traversé par un point clair au centre alors que les teintes autour sont dégradées. |
|
Édouard Manet. L’Asperge, 1880. Huile sur toile, H. 16 x L. 21 cm. Paris, musée d’Orsay. © Musée d'Orsay, Dist. RMN - Grand Palais / Patrice Schmidt.
Charles Ephrussi ayant payé la Botte d'asperges plus cher que le prix fixé par Manet, celui-ci lui offrit une Asperge solitaire, qui justifiait la différence. Elle relève ainsi de ces petites natures mortes exécutées par l'artiste dans les années 1880, et qu'il pouvait offrir en signe d'amitié, d'affection, de tendresse. George Bataille a vu juste, pour qui cette Asperge était « morte », mais « en même temps enjouée » : elle blague le collectionneur. Elle exprime aussi la joie de peindre en liberté un simple morceau de nature, de jouer avec ses couleurs, ses mauves et ses gris, sa matière. |
|
|
|
Vincent Van Gogh. La Chambre de Vincent Van Gogh à Arles, 1889. Huile sur toile, H. 57 x L. 74 cm. Paris, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski.
Pour Van Gogh, sa chambre de sa maison jaune, à Arles, devait être très simple et « vide », comme un intérieur japonais. Il détestait les choses de la bourgeoisie, l'accumulation des bibelots, source de confusion mentale. Il lui fallait de l'ordre, et ce tableau devait créer les conditions du repos, une sorte d'asile de paix, avec juste les choses nécessaires, où calmer la tête et l'imagination. L'artiste devait tenir à cette projection mentale rassurante, qui le dépeint en creux : la première peinture de cette chambre (1888) ayant été endommagée, il la refit en effet deux fois (1889). |
|
Paul Cézanne (Aix-en-Provence, 1839 - Aix-en-Provence, 1906). La Table de cuisine, 1888-1890. Huile sur toile. Paris, musée d'Orsay.
On peine à dénombrer toutes les choses accumulées dans cette Table de cuisine. Rarement Cézanne en a rassemblé autant pêle-mêle. Il s'agit de choses ordinaires, en particulier ce pot à gingembre pansu représenté dans onze autres tableaux. C'est dire combien l'artiste aimait confronter sa peinture à l'épreuve de la vérité des choses. Les effets de forme, de texture et de couleur, la construction spatiale complexe, où les choses juxtaposées ne sont pas toutes dans le même plan, leur perception subjective expriment ainsi leur vie telle qu'elle est : sage et intranquille, banale et riche. |
|
Scénographie |
|
|
|
Paul Gauguin (Paris, 1848 - Atuona, îles Marquises, 1903). Le Jambon, 1889. Huile sur toile. Washington, The Phillips Collection.
Peinte en 1889, probablement lors de son premier séjour au Pouldu, en Bretagne, cette nature morte suggère combien Gauguin expérimente et éprouve les limites du genre. Car si le sujet est traditionnel - un jambon entamé sur un plat -, la composition ne l'est pas : courbes et verticales construisent par contraste le premier et l'arrière-plan, et contredisent la planéité de la représentation. L'artiste atteint à une simplification, sur le fond et la forme, qui serait aussi une manière d'hommage au Jambon (vers 1875) d'Édouard Manet, à moins qu'il n'ait voulu s'y affronter. |
|
Henri Rousseau, dit le Douanier Rousseau. La Bougie rose (The Pink Candle), vers 1908. Huile sur toile, H. 16 x L. 22 cm. Washington, DC, The Phillips Collection. © The Phillips Collection.
Henri Rousseau n'a peint que très peu de natures mortes. Comme pour ses paysages ou ses jungles, l'artiste isole ici chacun des motifs représentés, bougeoir, bouteille de liqueur Bénédictine, agrumes, radis et cerise, comme plantés sur la table, hiératiques. Ce faisant, il leur accorde une grande présence, qu'accentuent leur simplicité, leur banalité, et la perspective contrainte. Cette capacité de l'artiste à styliser le monde, les êtres et les choses, a fait sa réputation, et l'a imposé pour toute une génération comme un précurseur de l'art moderne. |
|
|
|
Foujita Tsuguharu (Léonard Foujita ?) (Tokyo, 1886 - Zurich, 1968). Mon intérieur, Paris. Nature morte au réveille-matin, 1921. Huile sur toile collée sur panneau de bois parqueté. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Sur le buffet, on reconnaît la célèbre paire de lunettes rondes de Foujita. De là, le titre du tableau pourrait non seulement renvoyer à l'atelier du peintre et à ses choses, mais aussi à un autoportrait, formé, en partant des sabots surexposés, comme des pieds, par les lunettes (yeux ?), la lampe (nez ?), le linge à carreaux (les dents ?), tenus ensemble dans la fusion des plans. Arcimboldo moderne, Foujita pourrait avoir livré son « portrait-robot », où des choses très humaines renverraient autant à son intériorité qu’à son Intérieur parisien.
|
|
Odilon Redon (Bordeaux, 1840 - Paris, 1916). Plante verte dans une urne, vers 1910-1912. Huile sur toile. Paris, musée d'Orsay.
Redon magnifie l'urne, traitée sans modelé sur un fond qui l'écrase, la rabat sur le plan de la toile. Voilà qui trahit l'influence de Paul Gauguin, le « princier céramiste » (0. Redon) mort en 1903, à qui Redon rend hommage (l'urne est le vase qui conserve les cendres des morts). Pour l'artiste, Gauguin avait créé des « formes nouvelles » comme des fleurs originelles laissant à ses successeurs le soin de les cultiver. L'urne devient alors le symbole d'un ressourcement, et Redon le suggère davantage en y plaçant des fleurs rêvées, à moitié coquillages, comme échappées de la chose et de son décor.
|
11 - DANS LEUR SOLITUDE
|
|
Scénographie
|
DANS LEUR SOLITUDE
Les choses n'ont pas de signification : elles ont une existence. Fernando Pessoa
Dans les temps anciens, les choses réunies renvoyaient surtout à une forme d’harmonie. À partir du 20e siècle, leur représentation témoigne de la coupure des humains avec leur milieu rendu plus abstrait et plus inquiétant à force de mécanisation. Si les choses étaient depuis longtemps affranchies de celles et ceux qui les produisaient et les consommaient, elles sont de plus en plus isolées dans un monde où leur solitude renvoie à celle de leurs maîtres. Ainsi, les souliers ensablés de Sophie Ristelhueber sur un champ de guerre.
En 1913, Giorgio de Chirico pose une nature morte d’artichauts en gros plan sur un fond industriel déserté de toute figure humaine. Cette Mélancolie d’un après-midi ouvre une série de choses célibataires qui avouent le trouble des humains.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Sophie Ristelhueber (Paris, 1949). Fait # 31, 1992. Tirage couleur. Paris. Maison européenne de la photographie.
Après la guerre du Golfe (août 1990 - février 1991), Sophie Ristelhueber a photographié ses stigmates, ses vestiges dans le désert. Ces chaussures rappellent avec une force spéciale qui tient à leur banalité, à leur solitude et à leur apparition-disparition, que la guerre a eu lieu, alors qu'on ne vit presque rien de sa violence à l'époque dans les médias. Comme les autres photographies de la série, tirée sur très grand format, Fait # 31 oppose sa réalité à notre aveuglement, elle convoque l'humain, réduit au fantôme, qui alerte des désastres de la violence. |
|
|
|
Giorgio Morandi. Natura morta, 1944. Huile sur toile, H. 30,5 x L. 53 cm. Paris, musée national d’Art moderne - Centre Pompidou. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN – Grand Palais / Bertrand Prévost. © Adagp, Paris, 2022.
Cette nature morte est exemplaire de l'art de Morandi à traduire le mystère et la poésie des choses. L'artiste a élu des objets simples, ordinaires, qu'il collectionnait, et il les a mis en scène selon un dispositif réglé, avec une grande économie de moyens. Disposés en frise sur un fond neutre, de formes et de hauteurs différentes, peints dans des harmonies sourdes de blanc nacré rompues par la boule de hochet jaune et bleue, ils sont comme figés dans le temps, silencieux et secrets. Morandi les a ainsi rendus présents au monde d'une manière qui excède leur fonction, intrigants, voire obsédants. |
|
Jean-Daniel Pollet (1936-2004). Dieu sait quoi, 1997. Film 35 mm, 90', extrait 0'58. Paris, La traverse.
Jean-Daniel Pollet a dit s'être nourri de l'œuvre du poète Francis Ponge (1899-1988) pour « Dieu sait quoi », ode au « monde muet » des choses quotidiennes, où passe, en effet, la voix du poète. Le film prend à son tour leur parti, en n'accordant de place à rien d'autre, personnages ou histoire, qui nous en détournerait. Elles existent de manière autonome, seules et dignes sur un fond de paysage provençal, où elles s'animent, vivent leur vie propre et simple, fondent un monde en soi, réaliste et poétique. Pollet nous engage à méditer sur ces choses et sur notre relation avec elles.
|
|
|
|
|
Scénographie |
|
|
|
Erich Wegner (Altenbögge bei Unna, 1905 - Herssching am Ammersee, 1976). Wirtshaustheke (Stilleben) [Comptoir d'auberge (Nature morte)], vers 1927. Panneau de particules sur contreplaqué. Wuppertal, Von der Heydt-Museum.
Au milieu des années 1920, en Allemagne, le mouvement de la Nouvelle Objectivité se caractérise par son réalisme « froid », l'accent mis sur le monde des objets et des détails techniques, dans un contexte industriel ou quotidien. C'est le cas ici, où Erich Wegner peint en gros plan l'arrière d'un comptoir de bistrot. Les aliments - saucisses, boulettes de viande et rouleaux de hareng -, dans le plaisir qu'ils promettent, ne compensent cependant pas l'atmosphère aseptisée, glaciale et métallique. La vie moderne ressemble à une clinique, où tout est inquiétant et dangereux, la joie impossible. |
|
Giorgio De Chirico. Mélancolie d’un après-midi, 1913. Huile sur toile, H. 56,7 x L. 47,5 cm. Paris, musée national d’Art moderne - Centre Pompidou. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN – Grand Palais / Jean-Claude Planche. © Adagp, Paris, 2022.
De Chirico a vu en rêve deux immenses artichauts sur une place. Il les a installés ici en gros plan, sur un fond urbain désolé. L'énigme est totale autour de ces choses massives, sombres, dures et métalliques. Elles sont en tout cas l'indice d'une menace, alors que l'artiste, débarqué à Paris en 1911, s'y sent seul. Tout suggère l'harmonie brisée : dans ce monde moderne, plus rien ne communique avec rien, les humains sont cachés ou morts, les choses sont affranchies de ceux qui les produisent et les consomment. Un an avant la Grande Guerre, cette Mélancolie d'un après-midi naît de ce trouble, vertigineux. |
12 - CHOSES HUMAINES
|
|
Scénographie
|
CHOSES HUMAINES
Nous, les objets, quelques-uns, ce soir, on va sortir de notre silence. On a des choses à vous dire. Christine Montalbetti
Le pouvoir des poupées est très ancien et le sujet sert aux artistes à révéler le peu de frontières entre l’être et la chose, le maître et son joujou. La marionnette, le pantin, l’automate, la poupée sont autant d’objets chargés de significations magiques, sexuelles, ironiques et poétiques. Ils renvoient à des pulsions secrètes, au fétichisme, comme à la perte, à l’hygiénisme, à la déshumanisation robotique, à la condition féminine.
Le malaise grandit quand un artiste s’en prend au corps humain pour le chosifier : le transformer en objet. Ainsi, Robert Gober fait surgir d’un mur une jambe coupée surmontée d’une bougie. Il montre un homme qui a disparu dans sa totalité et semble désigner l’espèce humaine dans son ensemble, isolée, retranchée dans cette partie du corps séparée du tout. Les choses représentées paraissent évoquer le péril d'une ère déshumanisée, où l'être s'effacerait derrière le matériel.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
René Magritte. Le Modèle rouge, 1935. Huile sur toile marouflée sur carton, H. 56 x L. 46 cm. Paris, Musée National d’Art Moderne - Centre Pompidou. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN – Grand Palais / Philippe Migeat. © Adagp, Paris, 2022.
Entre 1934 et 1964, Le Modèle rouge a fait l'objet de sept versions. C'est dire combien Magritte jugeait pertinente cette « seule réponse exacte » au « problème » du soulier qu'il se posait alors : celui de « l'union d'un pied humain et d'un soulier de cuir », barbarie devenue convenable par la force de l'habitude. Max Ernst avait signalé à Magritte l'enseigne d'un cordonnier qui lui permit de donner une forme à la « coutume monstrueuse », en dépliant la dialectique de la nature (le pied nu) et de la culture (la chaussure), celle de la civilisation et de la barbarie, du vu et du caché. |
|
|
|
Valérie Belin. Still life with Dish, de la série des Still Lifes, 2014. Pigment Print, H. 135 x L. 171 cm x6 (avec le cadre). Paris, Galerie Nathalie Obadia. © Valérie Belin. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia. Paris / Bruxelles. © Adagp, Paris, 2022.
Ce déballage de choses banales évoque la représentation d'un trésor ancien ; les couleurs, les reflets, la variété des formes et des matières renforcent cette impression. L'artiste se réfère autant aux fastueuses natures mortes anciennes, qu'à la photographie publicitaire pour parler de notre temps. Car ce désordre qu'elle ordonne est celui du monde, pris dans une folie de consommation et d'hyperproduction. Dans cette économie déréglée, tout se dégrade et se déclasse, les êtres et les choses. Celles-ci posent encore, mais, réduites à des « soldes », elles sont près d'être oubliées, jetées. |
|
Robert Gober. Untitled, 1991. Cire d’abeille, vêtement, bois, cuir et poils humains, 31,3 x 26 x 95,3 cm. Paris, Pinault Collection. © Palazzo Grassi. Photographie Matteo De Fina. © Robert Gober.
Cette jambe et ce pied en cire, moulés sur le corps de Robert Gober, ainsi présentés au sol, inquiètent par leur étrangeté, comme la bougie greffée dessus. L'artiste n'a jamais tranché quant à leur signification. Mais, en 1991, en pleine crise du sida, ce fragment anatomique abandonné suggérait fatalement l'effondrement du corps dans la maladie, sa fragilité, son rejet, et sa disparition. Untitled confrontait à cette réalité, à la peur, et aux morts, dont Gober a voulu accueillir la présence dérangeante, et veiller le souvenir - c'est le sens de cette bougie, comme un cierge vivant. |
|
Scénographie |
|
Thomas Schütte (Oldenbourg, 1954). No Title x 3 [Sans titre X 3], 2001. Résine, tissu, papiers imprimés, ficelle, ruban adhésif, plâtre, bois, verre, plastique. Londres, Tate Gallery.
On donnerait volontiers pour ancêtres à ces marionnettes aux têtes grotesques les « têtes de caractère » de Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), qui dépeignent des expressions faciales et des états d'âme. Elles font partie d'une série de 18 sculptures, commencées en 1992 et intitulée Ennemis réunis. L'Allemagne venait d'être réunifiée, et ces sculptures ont pu être interprétées comme une satire de figures politiques, de leurs ridicules et de leurs combats. Plus largement, elles suggèrent dans leur précarité un certain état de la condition humaine, et les passions qui la fondent. |
13 - LES TEMPS MODERNES
|
|
Scénographie
|
LES TEMPS MODERNES
En 1914, Marcel Duchamp présente ironiquement un ready-made trouvé tel quel dans le monde industriel qui s’apprête à nourrir la machine de la plus grande guerre depuis les débuts de l’humanité. Il signe son porte-bouteilles comme une œuvre en le sauvant de sa reproduction technique anonyme et impose du même coup le symbole iconoclaste de l’industrie dans le champ de l’art.
Les codes de représentation du réel éclatent. Les objets familiers sont observés en tous sens, sous plusieurs angles et simultanément. Le lien avec le monde n’est plus rendu par sa représentation fidèle, mais par l’intrusion du journal, de tissus, du plastique ou de déchets. Les artistes donnent une forme à la série, au bruit, à la vitesse, au chaos de la société moderne où, plus que jamais se confondent les êtres et les marchandises. Dans les représentations, les femmes semblent fusionner avec leurs appareils ménagers dans un univers domestique. L’individu paraît devoir survivre comme un rouage ; il semble contraint à s’adapter à la chose plutôt que la soumettre. Les artistes n’en finiront jamais plus de chercher à donner une forme au grand Ballet mécanique de la vie moderne filmé par Fernand Léger dès 1924.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Marcel Duchamp (1887-1968). Porte-bouteilles, réplique, vers 1921. Fer galvanisé. Collection Hopi Lebel - présenté par le Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel.
En 1914, Duchamp achète au Bazar de l'Hôtel-de-Ville un porte-bouteilles « sur la base d'une pure indifférence visuelle ». Ce choix, qui déclasse les qualités esthétiques et le métier de l'artiste, le titre, l'inscription originelle à l'intérieur du cercle du bas, la signature, enfin, élèvent l'objet « tout fait » (ready-made) au rang d'œuvre d'art.
Si l'œuvre originale a disparu vers 1916, vers 1921, Duchamp a refait le Porte-bouteilles pour l'offrir à sa sœur Suzanne – attaquant au passage l'unicité de l'œuvre d'art. Il ajouta sur ce nouvel exemplaire présenté ici « Marcel Duchamp / Antique certifié ». |
|
|
|
Texte d'une chanson de Boris Vian |
|
|
|
Jacques Tati (1907-1982). Playtime, 1967. Film 65 mm, 135', extrait 0'45. Les Films de Mon Oncle.
En 1967, dans Playtime, Tati essaie désespérément d'adapter son grand corps gauche à un fauteuil en skaï new look. Il nous fait ainsi comprendre de quoi sont faits les temps modernes : du fétichisme des objets, mais aussi du divorce entre la matière et la personne, entre la série et l'humain qui s'obstine à demeurer singulier, inadapté. Dans son étonnement devant le siège en skaï dans une scène devenue mythique, c'est tout l'ordre nouveau technique, économique, politique, moral qu'il ne parvient pas à épouser.
|
|
Alain Resnais (1922-2014), réalisation. Raymond Queneau (1903-1976), texte. Le Chant du styrène, 1958. Court-métrage 14’, extrait 0'55. Les Films de la Pléiade.
En 1958, pour le groupe industriel Pechiney, Alain Resnais célèbre le styrène, un hydrocarbure qui entre dans la composition des plastiques. Le réalisateur se concentre sur la matière artificielle, vivante et colorée, et ses transformations rendent joyeux et poétiques le savoir scientifique et le monde froid de l'usine. Contre les attentes du commanditaire, au rythme des vers rimés de Raymond Queneau, les images mettent alors à distance le sérieux des machines et des choses, moquent la rationalité économique, critiquent la machinisation des corps et des esprits.
|
|
|
|
|
|
|
Arman (Nice, 1928 - New York, 2005). Portrait-robot d'Iris Clert, 1960. Diverses affaires personnelles dans une boîte en plexiglas. Paris, Musée d'Art moderne de Paris.
Le titre de l'œuvre explicite l'intention d'Arman : brosser un Portrait-robot d'Iris Clert, galeriste parisienne, résumée aux choses matérielles qui définissent son genre, son style, son corps. Elles évoquent une vie, un quotidien, une odeur et des efforts de séduction. Une profession également : l'invitation à l'exposition « Le Plein » d'Arman (1960) rappelle la relation de l'artiste à la galeriste. Comme dans ses autres Portraits-robots, Arman procède par l'accumulation de choses, pour capturer une personnalité complexe qui se rassemble en extraits, fragments, petits restes d'elle-même. |
|
Umberto Boccioni (Reggio de Calabre, 1882 - Vérone, 1916). Développement d'une bouteille dans l'espace, 1912. Tirage en bronze, 1951. New York The Museum of Modern Art. Aristide Maillol Fund, 1948.
« La sculpture doit donner la vie aux objets en rendant sensible, systématique et plastique leur prolongement dans l'espace », écrivait Boccioni en 1912 dans son Manifeste technique de la sculpture futuriste. Il atteint ici à cet objectif, en « développant » cette bouteille dans l'espace autour d'elle. Elle y est comme dissoute ou diffractée de façon centrifuge, rejoignant le mouvement du regardeur et de la vie. Ainsi représentée, la chose participe au combat des futuristes contre le passé et la tradition au profit de l'exaltation de la modernité des machines et de la vitesse. |
|
|
|
Martha Rosler (née en 1943). Semiotics of the Kitchen [Sémiotique de la cuisine], 1975. Bande vidéo betacam SP PAL numérisée 4/3, noir et blanc, son, anglais, 6'09. Achat, 2000. Centre Pompidou, Paris. Musée national d'art moderne / Centre de création industrielle.
Dans cette parodie d'émission culinaire, Martha Rosler condamne la télévision qui construit et renforce l’image aliénante de la femme au foyer. Avec une solennité jouée, l'artiste nomme chaque ustensile de cuisine (« Tablier », « Bol », « Hachoir »), avant de l'utiliser, violemment ou à contre-emploi, ou même de le mimer en frôlant du coup le ridicule et la folie. Les choses de la cuisine se chargent ainsi de colère et de frustration. Elles deviennent les outils de la révolte contre la misogynie et le patriarcat, tandis que la parole, pour la femme, « nomme sa propre oppression ».
|
|
Traduction des noms des ustensiles utilisés par Martha Rosler dans son film ci-contre. |
|
|
|
|
|
|
Andy Warhol (Pittsburgh, Pennsylvanie, 1928 - New York, 1987). Coca-Cola, 1976-1986. Ensemble de 4 photographies noir et blanc cousues. Centre national des arts plastiques. Achat à la galerie Gabrielle Maubrie, 1987.
À partir de 1976, Warhol a choisi de photographier les objets qui l'entouraient. Il a tiré des images en plusieurs exemplaires et les a assemblées, comme ici. Coca-Cola affirme sa fascination pour les fétiches de la société de consommation. L'artiste n'était pas dupe : la couture qui lie les photographies insiste sur la réalité concrète, quand le flux des images médiatiques et la reproduction technique tendent à tout déréaliser et mettre au même niveau. La transformation de la publicité en œuvre suggère les dangers et la vanité du mode de vie américain, la part à faire entre réalité et fiction. |
|
Fernand Léger (1881-1955). Le Ballet mécanique, 1923-1924. Coréalisation : Dudley Murphy. Photographies : Man Ray et Dudley Murphy. Musique : George Antheil. Film 19', extrait 1'59.
Le Ballet mécanique est un kaléidoscope d'images montées rapidement et répétitivement, où les choses de la vie moderne, magnifiées par le gros plan, deviennent des protagonistes, au même titre que les humains. L'artiste avait été ébloui pendant la Grande Guerre industrielle par la culasse d'un canon de 75, et il n'avait plus pu, dès lors, se départir de la réalité des objets. En 1923, il affirmait ainsi que, leur « personnalité » était devenue « l'événement » à célébrer, et qu'ils passaient, avec leur puissance plastique, « de plus en plus au premier plan », devant l'homme qui les servait.
|
|
|
|
|
|
|
Niki de Saint Phalle (Neuilly-sur-Seine, 1930 - La Jolla, Californie, 2002). Sans titre, 1959. Objets et huile sur plâtre. Paris, collection particulière. Courtesy Galerie GP & N Vallois.
Des objets sont fichés par Niki de Saint Phalle dans du plâtre blanc sali de noir, sur un fond rouge : un numéro 3, un grand clou recourbé, un rectangle au bout d'une tige et surtout une arme, un revolver noir. En 1959, quand elle donne forme à ce montage, le monde est depuis longtemps, selon elle, secoué de convulsions violentes et ce revolver en majesté fait partie d’une série d'assemblages bruts de la même époque. Car les choses, chez Niki de Saint Phalle, forment le baromètre de ses tensions intérieures. |
|
Georges Braque (Argenteuil, 1882 - Paris, 1963). Nature morte à la bouteille, 1910-1911. Huile sur toile. Paris, Musée national Picasso-Paris.
Dans la phase « analytique » (1910-1912) du cubisme, la peinture est un outil pour analyser et déconstruire la perception du réel. Ici, Braque a voulu restituer une seule image à partir des multiples perceptions saisies par le corps en mouvement autour de cette bouteille. Fragmentée en plans, en facettes prismatiques tranchantes, la chose gagne paradoxalement en force plastique puisqu'elle est vue et représentée sous tous ses angles. Pour Braque et Picasso cubistes, les objets familiers ont été les supports de leur révolution plastique pour aborder le monde d’une façon neuve. |
|
|
|
Fernand Léger (Argentan, 1881 - Gif-sur-Yvette, 1955). Le Réveille-matin, 1914. Huile sur toile. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Le Réveille-matin, son alarme, évoquent la folie moderne, la vitesse et la vie fragmentée. L'individu est disloqué, tandis que l'objet résiste, en bas à droite de la composition. Il l'ordonne, même : il fait se déployer cylindres, sphères et cônes, une mécanique bruyante et clignotante. Léger était fasciné par l'objet fabriqué, démultiplié par la mécanisation et la standardisation de la production. Mais la Grande Guerre allait s'en nourrir, et le rythme tricolore de l'ensemble évoque aussi la mobilisation générale, comme le symbole du béret noir. Léger, lui, allait partir au front. |
|
Paul Strand (New York, 1890 - Orgeval, 1976). Roue d'automobile, 1917. Épreuve gélatino-argentique. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Cette Roue d'automobile prouve qu'au début du 20e siècle, la fascination pour les choses de la civilisation industrielle, la machine, s'est exprimée aussi en photographie. En 1917, cette fascination était d'autant plus ambivalente que la Grande Guerre en révélait le pire, et Strand semble ici avoir voulu à la fois célébrer la perfection mécanique et sa beauté, et révéler une force brute et froide. Le nouveau monde promis par l'industrie pouvait paraître inhumain. Strand lui a donné une forme à son image : précise, directe, mais sans état d'âme, belle et terrible. |
14 - OBJETS POÉTIQUES
|
|
Scénographie
|
OBJETS POÉTIQUES
Nul ne sait d’où viennent les idées ; elles apportent avec elles leur forme. De même qu’Athéna est sortie du crâne de Zeus avec casque et cuirasse, les idées nous parviennent avec leur robe. Meret Oppenheim
En réaction à la rationalisation et à la mécanisation, des artistes insistent sur l’étrangeté du monde par la rencontre de choses qu’ils recyclent pour qu’elles ne servent plus à rien. Réunis de façon inhabituelle et poétique, les objets sont conçus pour amuser, agacer, désorienter, intriguer, écrit Man Ray dans un esprit dada-surréaliste. Comme ses amis, il trouve de quoi rêver dans les brocantes, les marchés aux puces et les décharges. Il croit au pouvoir magique des choses, à leur vertu même quand elles sont abîmées ou n’existent qu’en rêve. L'imagination prend le pouvoir; En 1969, quand Meret Oppenheim veut représenter poétiquement un écureuil, elle colle une queue sur un verre de bière et le tour est joué.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Alberto Giacometti (Borgonovo, 1901 - Coire, 1966). Table, dit aussi La Table surréaliste, 1933. Bronze. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Cette Table surréaliste associe une tête féminine, une main coupée, un polyèdre et un creuset contenant une fiole. L'assemblage est poétique et symbolique. Son incongruité évoque la « rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie », dont le comte de Lautréamont, salué par les surréalistes comme un de leurs prédécesseurs, vantait la beauté en 1869. Le polyèdre, lui, est directement emprunté à Melencolia I (1514) de Dürer, alors que Giacometti est dévasté par la mort de son père. La Table surréaliste exprime sa souffrance et le surgissement des fantômes. |
|
|
|
Louise Nevelson (Pereïaslav, 1899 - New York, 1988). Bagage de Lune, 1959. Assemblage : coffret, fragments de bois noirci trouvés, collés et cloués. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Dès 1950, Louise Nevelson a recyclé des choses ordinaires dans ses sculptures comme ici des fragments de bois peints en noir. L'œuvre ressemble à une sorte d’autel, à un totem, à une collection de reliques. Ces petits restes usés ont vécu, ils paraissent même être passés par la destruction - l'œuvre serait-elle alors une parabole du destin des sociétés industrielles ? En 1959, le premier survol de la Lune faisait rêver à d'autres mondes, mais Nevelson pouvait d'abord s'inquiéter que le nôtre soit dur, sec et triste, comme un paysage lunaire. |
|
Marcel Broodthaers (Bruxelles, 1924 - Cologne, 1976). Casserole and Closed Mussels [Cocotte de moules fermées], 1964. Coquilles de moules, pigments, résine polyester et cocotte en fer avec poignées en bois. Londres, Tate Gallery.
Il s'agit d'un des premiers assemblages de Broodthaers, après qu'il a abandonné la poésie et la littérature pour, affirmait-il ironiquement, « entrer dans le moule », « vendre quelque chose et réussir ». L'œuvre s'inscrit dans une série d'autres « casseroles de moules », évoquant le plat national de sa Belgique natale, et surtout cette « reconversion » en forme de blague. Référence surréalisante aux coquillages des natures mortes flamandes, symboles de vanité, le mollusque fermé contient du vide, comme l'artiste, qui, par dérision, atteint au degré zéro du langage plastique. |
|
|
|
Meret Oppenheim. L’Écureuil, 1969. Queue d’écureuil et mousse dans un verre à bière, 23 x 15 x 10 cm. Paris, Collection Antoine de Galbert. © Collection Antoine de Galbert / photo Célia Pernot. © Adagp, Paris, 2022.
Réputée pour sa liberté et son audace, Meret Oppenheim a pâti, comme nombre d'artistes femmes, de la misogynie de ses contemporains et d’une lecture réductrice de son travail. En 1969, son Écureuil étrange a pu amuser, étonner le réel, en assemblant dans une veine post-surréaliste des choses incompatibles. Mais, derrière la poésie, l'artiste se moquait surtout des hommes, en dressant d'eux un portrait-charge qui les réduit à une forme phallique appelant au toucher (le manche de la chope) et la bière. De ce point de vue, L'Écureuil collait à son temps, en jouant à sa manière la libération des femmes. |
|
Robert Filliou (Sauve, 1926 - Les Eyzies-de-Tayac, 1987). Optimistic Box n°1 [Boîte optimiste n°1], 1968. Bois, grès, papier. Inscriptions : Thank God for Modern Weapons / We don't throw stones at each other anymore [Inscriptions : Remercions dieu pour les armes modernes / Nous ne lancerons plus de pavés]. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Filliou était un poète et un artiste de la paix, non-violent, surtout depuis sa découverte du zen en Corée et au Japon. Ce premier multiple de la série des Boîtes optimistes contient un pavé tel que ceux qui avaient été lancés en mai de cette année 68, et Filliou se réjouissait alors qu'« on n'en jette plus ». Mais, sous le couvercle de la boîte, l'artiste rendait ironiquement grâce à Dieu pour les armes de destruction massive, manière de signifier aussi que depuis les premiers affrontements du monde jusqu'à la guerre froide, d'autres manières de blesser et de tuer avaient été inventées. |
15 - MÉTAMORPHOSES
|
|
Scénographie
|
MÉTAMORPHOSES
Aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs, tout est emporté dans une métamorphose invisible, mais jamais ininterrompue. Robert Musil
Tout devient de plus en plus incertain dans les représentations contemporaines.
Des froids pastiches d’objets dans le monde post-industriel à la mise en scène de choses banales chargées de significations historiques, éthiques et politiques, tout s’inscrit dans une longue tradition qui a délégué aux choses la vertu de parler des affaires humaines. Elles traduisent encore la joie du monde mais surtout ce qui dérange : la mort, la solitude, la maladie, la pauvreté, les réfugiés, l’intolérance, le dérèglement climatique…
Plongés dans l’hybridation des êtres et des choses, il nous faut revenir aux Métamorphoses d’Ovide, ce long poème de l’exil achevé en l’an I de notre ère : l’auteur avait osé prôner la licence contre l’ordre moral d’Auguste. Il invente le mot même de « métamorphose » pour désigner la permanente instabilité du monde.
|
|
|
Texte du panneau didactique. |
|
Miquel Barceló (Felanitx, 1957). Grisaille à l'espadon, 2021. Huile et fusain sur toile. Collection de l’artiste.
Sur une table, Barceló a accumulé quantité de choses, dominées par un grand espadon. Voilà qui évoque l'opulence des natures mortes flamandes, ces tableaux où toute la mer semble remontée à la surface de la terre. L'artiste travaille avec cela en tête, dans la suite de Zurbarán, Velázquez, Chardin, Meléndez... Mais il invente sa manière, privilégie des gris et des blancs où des ombres se forment, des reliefs se précisent, des présences s'imposent, jusque sur la nappe où des formes mouvantes et liquides redoublent et ressuscitent les choses, La mort chez Barceló, est ce qui fait éclater la vie. |
|
|
|
Jean-Pierre Raynaud (Courbevoie, 1939). Croix rouge, 1991. Porte d'ambulance militaire. Paris, collection de l'artiste.
Cette porte d'ambulance militaire portant une Croix rouge sur un carré blanc troué par deux vitres est-elle un ready-made ? Sans doute, dans la lignée de Marcel Duchamp et de Dada, qui prélevaient des signes de la réalité quotidienne pour les imposer dans le monde de l'art. Jean-Pierre Raynaud écrit que ses natures mortes ont toujours « un goût amer ». Ses œuvres où il recycle les traces du monde font souvent penser à la guerre - qui le hante depuis son service militaire après lequel il est resté seul, alité pendant un an -, à la violence, à la claustration, à la mort, à la folie, à l'interdit, à la série, à la beauté aussi. |
|
Jean-Jacques Lebel (Paris, 1936). Vénus endormie de Giorgione rêvant de B. H. (Bernard Heidsieck) et de F. D. (François Dufrêne), 1970-1980. Cuir, cuivre, métaux, caoutchouc, système d'éclairage avec deux spots. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
Si Jean-Jacques Lebel donne à son œuvre un titre éminemment intime et poétique, qui renvoie à deux poètes et artistes, dans cet entrelacs de sangles, de muselières, de lanières de cuir crochetées sur une barre de fer inquiète, chacun verra bien ce qu'il veut. Nous y voyons la grande forme d'une monture à l'envers, quelque chose de bestial et de mythologique, comme le fantôme du cheval de Turin qui signe le début de la folie de Friedrich Nietzsche, le 3 janvier 1889, lorsqu'il se précipite sur une bête battue par son cocher pour l'embrasser de toutes ses forces avant de s'effondrer en larmes. |
|
Scénographie |
|
|
|
Joan Miró (Barcelone, 1893 - Palma de Majorque, 1983). Nature morte au vieux soulier, Paris, 24 janvier - 29 mai 1937. Huile sur toile. New York, The Museum of Modern Art. Gift of James Thrall Soby, 1970.
En pleine guerre civile espagnole, Miró exilé à Paris, a peint selon ses mots « quelque chose de très grave » : une « tragédie » de choses, «un misérable bout de pain», « une vieille godasse, une pomme transpercée par une cruelle fourchette et une bouteille, comme une maison flamboyante qui répandait l'incendie par toute l'étendue de la surface ». Ce sont les petits restes du grand désastre, ses preuves. Leur banalité, leur matérialité opposent à la tentation allégorique la réalité directe de la catastrophe, comme aux figures spectaculaires d'un Picasso avec Guernica (1937) leur humilité poignante. |
|
Philippe Chancel. Futons et tatamis hors d’usage et contaminés par les eaux chargées d’iode 131 et de césium 137 hautement radioactifs autour de la centrale, district de Watari. Photographie. Tirage pigmentaire d’après matrice digitale, H. 140 x L. 105 cm. Édition : 2/5. Paris, Philippe Chancel. © Philippe Chancel. © Adagp, Paris, 2022.
Dans cette vue de futons et de tatamis contaminés à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima (2011), Philippe Chancel donne à considérer l'ampleur de celle-ci au prisme des choses, comme des restes, des faits et des témoins. Accumulées, elles font présence : leur représentation s'attache aux teintes et aux matières, suggère leur poids, le danger aussi qui les entoure. Ces choses affirment leur puissance d'évocation, prennent en charge l'événement, mais dans leur manière d'ouvrir à l'imagination du désastre et des êtres, absents. |
|
|
|
Nan Goldin. 1st day in quarantine, Brooklyn, NY, 2020. Paris, Marian Goodman Gallery. © Nan Goldin - Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery.
Confinée chez elle, à New York, en 2020, au pic de la crise de la Covid-19, Nan Goldin a photographié ces bouquets de fleurs devant une fenêtre. À l'extérieur, les arbres aux branches dénudées dialoguent avec, mais les inquiètent aussi : au réconfort de l'intérieur s'oppose le monde soudain vide et froid, arrêté d'un coup par l'épidémie. En haut à droite de la composition, deux petites têtes de mort dessinées agissent de la même manière : elles rappellent la vanité de l'existence, de la beauté et de la joie si près de faner, comme ces fleurs fragiles qui tremblent dans l'œil photographique. |
|
Luc Tuymans (Mortsel, 1958). Sans titre, 1989. Huile sur toile. Clermont-Ferrand, collection FRAC Auvergne.
Ces fruits pourrissants ne sont pas seuls à frôler la destruction : la toile elle-même, dans sa pauvreté affirmée, est comme sabordée. Comme d'autres artistes avant lui, le peintre belge redouble ainsi la vanité en découvrant son travail, remis en question dans sa condition matérielle, son illusion, son utilité, sa force et sa pérennité. Du fruit, anecdotique, au tableau, emblème de la culture, rien ne semble devoir ou pouvoir durer en ce monde, et Tuymans dit ce long épuisement des choses d'une manière qui rend touchant ce memento mori. |
|
Scénographie avec, à droite, de Jim Dine (Cincinnati, Ohio, 1935) : Nancy and l at Ithaca (Straw Heart) [Nancy et moi à Ithaca, État de New York (Cœur de paille)], 1966-1969. Acier, paille, résine et colle. Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou.
En 1966-67, Dine a conçu Nancy and I at Ithaca, un environnement composé de huit sculptures monumentales, dont ce Green Hand, une main comme un cactus, ou celle en mousse d'un supporter de baseball. Si elle évoque la fétichisation des choses par les pop artistes, Dine s'éloignait alors pourtant d'eux. Avec Nancy and l..., il s'agissait surtout d'inventer des formes hors des catégories artistiques traditionnelles, d'expérimenter des matériaux organiques et artificiels, des techniques manuelles et industrielles. Cette main chosifiée était un support d'expression de cette liberté de création. |
|
|
|
Glenn Brown. Burlesque, 2008. Huile sur toile, H. 122 x L. 203 cm. Paris, Collection Pinault. © Photo : Prudence Cuming. Associates Ltd / Courtesy Gagosian Gallery. © Glenn Brown / Pinault Collection.
Avec ces pommes gâtées, Burlesque est une vanité. Brown aime à réinterpréter les chefs-d'œuvre, mais en les inquiétant avec des logiciels de traitement d'images qui changent tout, tandis que son photoréalisme feint même la touche pour le rapprocher davantage des maîtres anciens. L'artiste se mesure ici à Gustave Courbet et à ses Pommes rouges au pied d'un arbre (1871-72), peintes en prison. Brown en accentue le pessimisme, la douleur, jusqu'à l'angoisse et au tragique d'une apocalypse en vert hallucinant, où le pourrissement des choses corrompt la terre et le ciel, à moins que ce ne soit l'inverse. |
|
Michelangelo Antonioni (1912-2007). Zabriskie Point, 1970. Film 110', extrait 2'06. Burbank (Californie), Warner Bros, Clip & Still Licensing.
La rencontre entre une étudiante et un militant dans la Vallée de la Mort pendant les révoltes des années 1960 est la toile de fond de ce film culte qui choqua en son temps l'Amérique puritaine. La scène finale où l'héroïne se retourne en imaginant l'explosion d'une villa moderniste résume la révolte et la pulsion anticonsumériste de la jeune génération. Sur fond de musique des Pink Floyd, tous les objets de la société de consommation, les fétiches de l'Amérique du capital, sont pulvérisés : mobilier, télévision, nourriture, garde-robe et livres.
|
|
|
|
|