UNE PUCE, ÉPARGNEZ-LA
Article
publié dans la Lettre n° 341
du
21 mai 2012
UNE PUCE, ÉPARGNEZ-LA, de Naomi Wallace.
Traduction Dominique Hollier. Mise en scène et scénographie Anne-Laure
Liégeois avec Catherine Sauval, Guillaume Gallienne, Christian Gonon,
Julie Sicard, Félicien Juttner.
En 1665, à Londres, une épidémie de peste décime la population.
Les nantis et les opportunistes ont quitté la ville. La famille
royale s’est prudemment réfugiée à Oxford. Les Snelgrave sont restés.
Ils ont vu mourir tous leurs domestiques et sont « assignés à résidence ».
Un garde posté devant leur porte, veille. Il ne leur reste plus
que trois jours avant la fin de leur quarantaine. C’est ce moment
que choisissent Bunce, un jeune homme, et Morse, une fillette de
douze ans joliment vêtue, pour s’introduire dans la maison. L’ un
se dit marin, l’autre se présente comme la fille des voisins. Leur
intrusion repousse la libération des Snelgrave de trois semaines.
Au fil des jours, les relations entre ce couple de bourgeois conformistes,
le marin et la fillette évoluent en fonction de ce qu’ils ont été
et sont à présent, en fonction des épreuves qu’ils ont traversées.
Face à la réalité de cette peste qui accomplit son œuvre de destruction,
approvisionnant jour après jour le gouffre insatiable des fosses
communes, les conventions sociales vont exploser.
L’américaine Naomi Wallace dit avoir eu une vision déformée des
réalités sociales de son pays. Elle s’est peu à peu imprégnée des
véritables enjeux sociaux : le pouvoir, l’amour, la mort, et en
restitue l’essence. Le titre de sa pièce, étrange au premier abord,
lui a été inspiré d’un poème du XVIIe siècle de John Donne : The
Flea. « Une puce nous a piqué tous les deux, nos deux sangs
se sont mêlés, nous sommes unis dans ce corps ». La puce est le
vecteur de la peste. L’effroyable maladie tue sans distinction de
classe sociale. Ici, elle lie le sort de Bunce, le marin pauvre
à celui de Darcy, la bourgeoise sèche. Elle lie aussi Snelgrave
et Morse.
L’écriture de Naomi Wallace, dont l’adaptation est remarquable,
explore avec la précision d’un entomologiste le destin de ces personnages
que les hasards d’une rencontre improbable confrontent.
« Du point de vue de l’histoire, les pauvres ne pourraient jamais
se mettre aux belles chaussures. Ils ne l’ont jamais fait et ne
le feront jamais ». Les circonstances vont faire voler en éclat
cette certitude de Snelgrave, modelé par son statut social. Guillaume
Gallienne joue sur le fil ce rôle de bourgeois méfiant au début,
puis plus conciliant, dévoilant la rancœur d’un homme sensuellement
brisé par un drame qui l’a écarté de sa femme. Celle-ci, figée dans
sa quarantaine frustrée, apprend le merveilleux tourment d’une sexualité
avortée. Catherine Sauval lui confère une extrême sensibilité. Julie
Sicard apporte quant à elle à Morse la dualité troublante du personnage,
fillette dont le secret est très tôt dévoilé, déjà femme pour avoir
été privée d’enfance. Félicien Juttner exprime formidablement bien
la rudesse de Bunce, marin très jeune, ayant pourtant derrière lui
toute une vie au long cours. L’ univers clos, rétréci du
début, seulement troublé par les intrusions intempestives de Kabe
le gardien, dont Christian Gonon relève l’opportunisme sordide,
s’agrandit avec l’ouverture d’une brèche dans un corps social, dans
lequel un autre corps social n’aurait jamais dû s’engouffrer. Cette
pénétration en ouvre une autre beaucoup plus intime.
Sur scène, la pièce principale s‘agrandit, les portes se multiplient,
n’ouvrant pas sur le monde extérieur barricadé, mais sur une nouvelle
dimension, de nouvelles perspectives. Le travail de mise en scène
et de scénographie d’Anne-Laure Liégeois éclaire parfaitement ce
bouleversement intérieur, extrait d’un monde cruel, mais d’une cruauté
que les personnages se défendent d’exercer. Comédie-Française
au Théâtre éphémère 1er.
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