LES TROIS SOEURS
Article
publié dans la Lettre n° 314
LES TROIS SŒURS d’Anton Tchekhov.
Traduction André Markowicz et Françoise Morvan. Mise en scène Alain
Françon avec 19 comédiens dont Éric Ruf, Bruno Raffaelli, Florence
Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Guillaume Gallienne, Michel
Vuillermoz, Elsa Lepoivre, Gilles David, Georgia Scalliet, Hélène
Surger, Michel Robin, Stéphane Varupenne, Adrien Gamba-Gontard,
Floriane Bonanni (violoniste).
Le grand salon donne sur un parc au mois de mai et si les arbres
n’ont pas encore retrouvé leur feuillage, la lumière donne à plein.
Le très joli décor de Jacques Gabel restitue une aisance passée,
les meubles de style tutoient ceux en rotin, le piano en bonne place,
attend les doigts qui courront sur ses touches. C’est jour de fête
dans la maison des trois sœurs. Irina, la cadette, possède cette
gaieté, privilège de ses vingt ans. Le père est mort il y a tout
juste un an, et même si la tristesse est encore présente, la période
de deuil est passée. Elle est rayonnante dans sa robe blanche, la
tête pleine de projets d’avenir : se marier, sans doute, mais partir,
partir surtout, quitter cette ville de garnison de province où son
père, général de brigade, les a conduites, pour retourner vivre
à Moscou, leur ville natale, lieu de toutes les promesses. Elle
parle trois langues et « dans cette ville, savoir trois langues,
c’est ridicule et superflu, inutile ». Olga, sa deuxième sœur, partira
avec elle. Macha, en revanche, que son travail au lycée épuise,
mariée à Fiodor Ilitch Koulyguine, lui-même professeur, restera
là ainsi que Andreï leur frère, scientifique et violoniste à ses
heures, espoir d’un bel avenir et orgueil de toute la famille. Les
invités attendus avec impatience arrivent, militaires en poste,
parmi lesquels Verchinine, le nouveau commandant de la batterie
en garnison dans la ville, le baron et lieutenant Touzenbach, la
trentaine, amoureux d’Irina mais si laid, ou Tcheboutykine, le médecin
militaire qui noie dans l’alcool ses problèmes conjugaux. La timide
Natalia Ivanovna dont Andreï est très amoureux, se fait attendre.
Fébrile, il s’apprête à lui demander sa main.
Les mois ont passé. Dans la même pièce tout a changé, les rideaux
sont tirés, les meubles disparaissent sous les housses, le piano
a été relégué dans un coin, les jouets éparpillés dénotent la présence
d’un enfant. La vie d’Olga et d’Irina en revanche est demeurée la
même. Elles ne sont pas parties. Elles sont restées là, happées
par les heures d’un travail qu’elles exécutent sans goût. Le rêve
d’évasion, pourtant, ne les a pas encore tout à fait quittées. Andreï
qui a abandonné ses études scientifiques pour devenir secrétaire
du conseil « s’ennuie à la maison », ses sœurs lui font peur, sa
femme ne le comprend pas. La timide Natalia, en effet, s’est révélée
être une femme de caractère. Petite bourgeoise sans esprit, elle
régente tout.
Quatre ans plus tard, la garnison est sur le départ. La ville s’est
vidée, les suppositions ont remplacé les certitudes, les trois sœurs,
chassées de leur maison par leur belle-soeur n’ont plus qu’un seul
espoir, celui qu’un jour peut-être, elles sauront « pourquoi l’on
vit, pourquoi l’on souffre ». En attendant, le présent est là et
« il faut vivre ».
André Markowicz, Françoise Morvan et leur belle traduction, Alain
Françon et sa mise en scène subtile, Jacques Gabel et sa scénographie
légère ont remarquablement su capter l’ambiance si particulière
intrinsèque à toutes les œuvres de Tchekhov. Les personnages semblent
sortir de ce passé enfoui et s’animer sous nos yeux, se débattant
dans cette vie sans espoir qui s’écoule. Besogneux pour certains,
désoeuvrés pour les autres, ils expriment ce mélange de gaieté suscitée
par les fêtes où l’alcool coule à flot et le découragement voire
le désespoir. Ils nous révèlent ainsi les grands thèmes de prédilection
de Tchekhov qui porte un regard sans complaisance sur l’état de
dégradation de son pays et dresse un constat lucide du désoeuvrement
de la garnison reléguée dans cette ville de province faute de guerre,
ses militaires traînant comme un boulet leur oisiveté et l’ennui
d’un métier qui n’en est plus un.
En faisant revivre à leurs personnages leur triste destin, les comédiens,
fabuleusement vrais, emportent pour quelques heures dans la vieille
et sainte Russie un public séduit et ému. Comédie Française 1er.
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