LA TEMPÊTE
Article
publié dans la Lettre n° 355
du
27 mai 2013
LA TEMPÊTE de William Shakespeare.
Mise en scène de Philippe Awat. Avec Thierry Bosc, Mikaël Chirinian,
Xavier de Guillebon, Laurent Desponds, Benjamin Egner, Malik Faraoun,
Serge Gaborieau, Florent Guyot, Pascale Oudot, Jean Pavageau, Angélique
Zaini.
La tempête fait rage, éclairs et tonnerre zèbrent le ciel et les
tympans, les corps malmenés des survivants sont roulés par la vague
monstrueuse qui engloutit le navire fracassé. Un calme inquiétant
s’instaure dans une pénombre durable. Rois et serviteurs ont, semble-t-il,
échappé à la mort, mais à quelle déshérence se voient-ils désormais
voués ? Ferdinand, le fils du roi de Naples Alonso, est porté disparu.
Apparaît alors le maître des lieux, qui trace pour sa fille chérie,
Miranda, le tableau de la malfaisance fraternelle qui l’a dépossédé
de son trône et les a tous deux condamnés à l’exil sur cette île
déserte. Magicien, érudit, Prospéro a puisé dans les livres les
ressorts du pouvoir qu’il exerce sur les éléments naturels. L’esprit
de l’air, Ariel, le sert fidèlement, parce que sa liberté est à
ce prix. Face à eux, tordu vers la terre, le gnome Caliban grimace
sa haine vengeresse dans la violence sournoise qu’il a héritée de
sa sorcière de mère, Sycorax. Prospéro a fomenté cette tempête pour
recouvrer son trône de Milan, et se venger de son frère Antonio
l’usurpateur, ainsi que de ceux qui ont monnayé leur allégeance,
les princes de Naples et leurs séides. Cheminement vers l’aveu,
la vérité, le renoncement à l’intrigue et aux jeux de pouvoir, même
pour les plus inoffensifs ou purs, tels Gonzalo et Ferdinand momentanément
tentés. Mais les enjeux sont bien plus que politiques. Liberté et
servitude, pureté de l’amour, victoire sur l’obscurité du Mal, remise
en perspective de la puissance magique. Comme toujours chez Shakespeare,
les grotesques, Trinculo et Stefano, apportent leur touche de grossièreté,
brutaux, ivrognes clownesques, caricatures d’humanité voués à leur
bassesse et punis en conséquence. Les épreuves que subiront les
divers personnages seront initiatiques et rédemptrices. Les tourtereaux
se marieront dans le jeu et l’innocence mutuelle. Les méchants imploreront
pardon. Mais surtout Prospéro, - le souriant Thierry Bosc, émouvant
et ambigu -, jettera au feu les instruments de sa puissance, abjurant
cette magie brutale, brisant son sceptre, noyant son livre.
Et Ariel, -étonnante Pascale Oudot-, s’envolera dans l’air de sa
liberté. Tandis que Caliban, - Florent Guyot impressionnant -, restera
sur les terres de sa solitude définitive. Mais enfin redressé sur
ses jambes…
Sommes-nous dans l’illusion ? Au soir de son œuvre, le grand William
déploie une fois encore l’oxymore fondamental de la nature humaine,
entre naïveté et vilénie, entre rêve et cauchemar, dans l’habituelle
variété de registres, poétique et prosaïque, noble, emphatique ou
grossier. La cruauté grinçante est en constant filigrane du comique.
Et ce qui ne laisse pas d’étonner, c’est le lyrisme de faune tragique
et douloureux, dont fait preuve l’ignoble Caliban, qu’on s’attendrait
voué à la trivialité.
Le décor est hautement métaphorique. Gigantesque coque de galion
en perdition, il sera aussi muraille escarpée et forteresse magique
de Prospéro, contre laquelle viennent se briser les ascensions et
les chutes vertigineuses, vague dangereuse et salvatrice de toutes
les contorsions et acrobaties. Et, dans ses antres, le feu purificateur
symbolisera la vie et le salut.
L’atmosphère est baignée de nuées, de lueurs étranges et de fulgurances
qui trouent la pénombre inquiétante. Seul le final apportera l’aurore
des réconciliations, avec les autres, avec soi-même surtout. Et,
dans la lumière naissante, l’ambigu Prospéro lui aussi reprendra
le chemin de son royaume.
On est ballotté dans le naufrage et les intrigues emboitées, fasciné
par la magie et l’illusion en ombres chinoises, secoué de rires,
hypnotisé par ce qui est incontestablement un des plus beaux spectacles
du moment.
Et nous retournons à nos rêves. Les avions-nous vraiment quittés?
Et le magicien Shakespeare, dans l’ombre, sourit de plaisir… TQI
Antoine Vitez Ivry 94. A.D.
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