SURENA
Article
publié exclusivement sur Internet avec la Lettre n°
321
du
17 janvier 2011
SURENA de Corneille. Mise en scène
Brigitte Jacques-Wajeman avec Raphaèle Bouchard, Sophie Dauli, Mourad
Mansouri, Pierre-Stefan Montagnier, Aurore Paris, Thibault Perrenoud,
Bertrand Suarez-Pazos.
La princesse arménienne Eurydice, au nom d'un traité dont elle est
l'enjeu, doit épouser demain Pacorus, fils du roi parthe Orode.
En gage d'amitié entre ces deux rois vainqueurs récents de l'ennemi
commun, Rome. Or la princesse aime ailleurs. Suréna est l'objet
secret de cet amour réciproque. Suréna, l'artisan de la victoire,
lui qui a permis à Orode de recouvrer sa couronne, pourrait en attendre
une reconnaissance légitime. Rois ingrats qui, sous l'hypocrisie
de la gratitude, cachent leur vraie nature pusillanime et vindicative.
Pour prix de sa loyauté et de sa vaillance, Suréna recevrait donc
comme épouse Mandanne, fille du roi, cadeau qu'il refuse. Sa fidélité
à son amour le mènera à la mort, tout comme Eurydice.
1674, Corneille signe là son ultime tragédie, avant de céder le
pas de la notoriété mondaine à son jeune rival Racine. Si Suréna
concède encore au jeu politique et à Rome une place non négligeable,
la passion amoureuse est au centre, dans toutes les circonvolutions
de sa douleur. Eurydice aime Suréna et n'a que de l'estime pour
Pacorus, Suréna aime Eurydice et refuse Mandanne qu'on lui offre.
Palmis, sœur de Suréna, aime Pacorus qui l'a délaissée pour Eurydice.
La fureur de la jalousie étreint ces femmes amoureuses et les empêche
de se résigner à l'acquiescement salvateur.
Le jeu, très convaincant, des acteurs met en relief la criante vérité
des corps qui se cherchent et s'enlacent, quand leurs paroles et
leurs gestes tentent en vain de se nier et de se fuir. Là où le
discours ferait croire à l'afféterie des Précieuses, propre à l'époque,
on perçoit en filigrane toute la subtilité amoureuse du Marivaux
à venir. Singulière modernité de ce « vieux » Corneille,
si novateur dans son hommage aux femmes. Car c'est bien d'une tragédie
des femmes qu'il s'agit, tant les hommes du drame apparaissent falots,
dérisoires et odieux, accrochés fébrilement à leur couronne ou leur
autorité dépitée de mâle évincé, en contrepoint de la beauté des
héroïnes. Beauté de leurs corps servie par la fluidité des robes
et des chevelures, beauté de leurs excès de jalousie et de douleur
vindicative. Toutes trois, par une pirouette finale ajoutée sans
scandale au texte cornélien, meurent en scène, assassinées par le
désespoir ou la main des sbires. Corneille se tait avec elles. Les
hommes, quant à eux, s'escamotent, dans la mort ou dans un pouvoir
très momentanément recouvré dont on perçoit la fragilité dérisoire
face à une puissance romaine, peut-être écartée, mais dont on ne
peut douter de la résurgence imminente.
Seule une longue table, avec quelques bancs et chaises, occupe l'espace
scénique, diversement ornée de fleurs et de boissons. Ce dépouillement,
qu'on pourrait croire monotone, sert intelligemment une remarquable
direction d'acteurs, toute au service de ce texte étonnant et plein,
qu'il est vraiment urgent d'aller (re)découvrir et applaudir. Toutes
affaires cessantes… la passion n'attend pas. Théâtre des Abbesses
18e. A.D.
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