LE ROI SE MEURT

Article publié dans la Lettre n° 317


LE ROI SE MEURT d’Eugène Ionesco. Mise en scène Georges Werler avec Michel Bouquet, Juliette Carré, Vanessa Fonte, Christian Bouillette, Sophie Artur, Pierre Forest.
La reine Marguerite et le médecin du roi sont péremptoires : le roi se meurt, il va mourir, il lui reste une heure et demie à vivre… le temps de la représentation ! La reine Marie, deuxième épouse du Roi Béranger 1er, s’y refuse. Elle sanglote, trépigne. Jusqu’au-boutiste, elle s’accroche à la vie du roi, l’encourage. Elle veut qu’il vive encore un peu. « Vous vous y attendiez », morigène Marguerite. « J’espérais, j’espérais toujours », se lamente-elle. Dehors, les éléments se déchaînent. On entend « la terre qui se fend ». Le royaume, malmené depuis des siècles, est réduit à une peau de chagrin où plus rien ne pousse, où rares sont ceux qui n’ont pas émigré vers les pays voisins. Il ne reste qu’un millier de vieillards et quelques brigands. Le décor d’Agostino Pace reflète fort bien cette atmosphère de fin du monde. Les grands panneaux noirs qui le composent ressemblent aux grandes œuvres de Soulage. Les lumières de Jacques Puisai, tout en balayant leurs stries noires, éclairent savamment les personnages. Le roi a des torts sans doute. Il a régné en autocrate impitoyable. Sans doute faut-il qu’il disparaisse pour que son royaume renaisse. Son garde, pourtant, la tête tournée vers le passé, se remémore le temps béni où sa majesté régnait, faisait la guerre, commandait, inventait, fabriquait, donnait même l’ordre au soleil d’apparaître. La douce Marie, quant à elle, se souvient nostalgique des fêtes et des voyages. « Trop de voyages », tempête Marguerite, « nous n’avons pas le temps de prendre le temps », tout cela appartient au passé. Contre l’avis de Marie, elle prévient donc le roi de sa mort prochaine et elle l’enjoint même à s’y préparer, comme elle l’enjoindrait à entreprendre un voyage, toute affaire cessante, épaulée par le médecin. Au milieu de ce remue-ménage, le roi se meut péniblement, il souffre et s’en plaint mais il sent encore la vie dans ses veines. Il songe que les rois devraient être immortels et souhaiterait avoir encore un siècle devant lui. Il jette ses dernières flammes : « je mourrai dans quarante ans… quand je le voudrai », puis tente de se rassurer : « l’État c’est moi, je suis au-dessus des lois ». Après le refus, l’indignation, la rébellion, il glisse peu à peu vers l’acceptation de l’inéluctable. Le charme de la reine Marie n’opère plus.
Le roi se meurt mis en scène par Georges Werler avec Michel Bouquet et Juliette Carré est une aventure commune plusieurs fois vécue. Nous avions gardé de la dernière représentation (Lettre 232) un souvenir ébloui que rien, semblait-il, ne pourrait surpasser, et voici qu’il nous est donné de revivre ce moment d’exception, conduit par le même trio.
« La mort, c’est la condition inadmissible de l’existence », écrit Eugène Ionesco dans Journal en miette. La mort, ce terminus tragique et irrémédiable, l’a toujours hanté et cette angoisse, il l’exprime pleinement dans cette pièce. Il ne s’agit donc pas pour les comédiens de « jouer » cette mort qui avance, mais de vivre ce moment où s’entrelacent sarcasme et émotion. Que dire de Michel Bouquet qui à cette époque et dans ce rôle avait atteint le sommet de son art ? Les mots sont vains tant la perfection est là. Pour incarner ce roi mourant, il économise pas et gestes, use pleinement des expressions de son visage et de l’inflexion de sa voix et glisse avec une incomparable virtuosité de la force à la faiblesse. Il se fait roi puissant, homme blessé, enfant affaibli, exprime sa volonté de vivre puis son acceptation de mourir, pressé de vivre encore par Vanessa Fonte, reine Marie éblouissante, pressé de mourir vite par Juliette Carré, impériale reine Marguerite. Sa diction parfaite se joue avec maestria d’un texte au débit impressionnant. Pierre Forest exprime avec force sa morgue de médecin tout puissant. Christian Bouillette, garde émouvant, tient remarquablement sa partie tout comme Sophie Artur, Juliette servante, Juliette infirmière, Juliette à tout faire, épuisée par les tâches et qui ne mâche pas ses mots. Comédie des Champs-Elysées 8e.


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