RICHARD III
LE ROI LEAR

Article publié dans la Lettre n° 307


RICHARD III, LE ROI LEAR de William Shakespeare. Traduction Jean-Michel Déprats. Mise en scène Jean-Claude Fall avec 16 comédiens dont David Ayala, Marc Baylet, Jean-Claude Bonnifait, Julien Guill, Grégory Nardella, Patrick Oton, Alex Selmane, Jean-Claude Fall, Isabelle Fürst, Fanny Rudelle, Luc Sabot, Christel Touret (en alternance).
Pouvoir et folie, hypocrisie et mensonge, jalousies et meurtres en série, la panoplie du sordide serait difficilement exhaustive dans cet univers où n’affleure que bien peu la grâce de la tendresse et de la chaleur humaine.
Las de sa tyrannie, Lear, roi et père, avec une crédulité incongrue, quémande l’amour de ses trois filles. La benjamine, loyalement sincère, se refuse à un clair aveu d’amour filial que pourtant ses actes confirment. Le prix de ce rien est l’exil. Les deux aînées, garces patentées, y trouvent l’occasion rêvée de fomenter leur complot de femelles assoiffées de pouvoir. Sexe et violence, elles ne reculeront devant aucune vilenie pour s’emparer de l’héritage, acculer leur royal géniteur à la folie, avant de s’entre-déchirer mortellement pour le même jeune coq ambitieux. Lui, Edmond, le bâtard roué, n’a de cesse de venger l’infamie de sa naissance. Aux dépens ignominieux de son père, Gloster, et de son frère, Edgar le légitime. A eux, le triste sort réservé au fidèle serviteur du roi, au fils attentionné, à Kent l’ami de toujours. Ne leur reste que l’échappatoire de l’exil, du travestissement, de la folie jouée. Gloster, nouvel Œdipe au regard ensanglanté, retrouvera, par l’atroce souffrance des yeux arrachés, sa lucidité et le secours loyal de ce fils qu’il croyait ingrat et avait banni. Edgar le bon, le doux, le gentil, le naïf, (inventif et efficace David Ayala), après avoir goûté à l’horreur de l’exil et de la folie simulée, pauvre Tom, sauvera le père, tuera le frère, dans les mêmes larmes amères. Univers insupportable que parcourent la truculence et la violence, dans cet entrelacs dont Shakespeare a le secret vivace, et que met intelligemment en scène Jean-Claude Fall, qui joue aussi le rôle-titre. La scène adopte la forme d’un creux de vague, sur lequel courent, vacillent et se roulent les acteurs, tantôt au sommet de leur pouvoir supposé, tantôt recroquevillés dans l’humilité de leur folie. S’y déchaînent de vrais orages, avec pluie à verse et éclairs brutaux, à l’aune des tempêtes intimes de colère vengeresse et d’incoercible démence. Le sang bien rouge y coule à flots, les yeux arrachés avec sauvagerie s’y envolent. Les sœurs, Isabelle Fürst et Fanny Rudelle, sont élégantes, détestables et lascives. Subtilement, les deux rôles de Cordelia la fille aimante et du bouffon de Lear, reviennent à la même Christel Touret, remarquable de souplesse, de drôlerie, de tendresse inquiète. Ambivalence confortée par la sublime scansion, mélodieuse et dissonante, de Dimitri Chostakovitch. On ne sort pas indemne de ce spectacle si résolument moderne de la noirceur que donnent Shakespeare et ces interprètes contemporains. Pour nous conforter, - si besoin était ?- dans la certitude que rien n’est plus actuel et signifiant que le regard théâtral sur les ténèbres humaines.
En miroir à la paternité déchue de Lear jusqu’à l’extinction de sa lignée, voici l’autre chaos orchestré par un fils frustré de père. Richard, corps tordu et âme enragée, le fils contrefait et pourtant légitime, qui souille, viole, saccage tout ce qu’il touche dans une joie amorale gorgée de sang. Il passe sardoniquement des pleurs de la contrition la plus crédible aux rires déments qui leur succèdent à l’instant. Les femmes, veuves par ses soins, ploient sous ses baisers carnassiers, pétries de fascination et de dégoût morbide. Seules les deux vieilles reines, Margaret et la Duchesse d’York, Cassandres maudissantes, sont hors de portée du monstre. Égorgées sans état d’âme par les séides de ce roi d’opéra macabre, les victimes tombent dans les bas-fonds de la Tour, immortalisées dans leur ultime souffrance par la photo quasi joyeuse d’un téléphone portable. Telle est la modernité universelle de ce drame que le recours à des artefacts contemporains ne choque pas. Richard et le diabolique Buckingham imitent, dans une réjouissante bouffonnerie, hommes politiques et acteurs américains, l’élection démagogique de Richard III s’enfle dans le micro. Le texte est à ce point sublime, servi avec une fougue protéiforme par David Ayala déchaîné. Autour de lui, des enfants d’Edouard aux sinistres exécuteurs en passant par princes et reines, la troupe se fait complice de ce crescendo d’horreur. Le plateau en vague s’anime grâce aux projections vidéo, corps égorgés, foule en bataille, barreaux de prison. Et Chostakovitch scande encore l’insupportable douleur. Et le spectateur, fasciné et captivé, est emporté, ravi, dans la danse macabre. Et Shakespeare, vainqueur, sourit … Théâtre d’Ivry- Antoine Vitez. Ivry 94. A.D.


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