LA REVOLTE

Article publié dans la Lettre n° 251


LA REVOLTE de Jean-Marie Mathias Philippe Auguste de Villiers de l’Isle-Adam. Mise en scène Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger avec Sandrine Bonjean, Emmanuel Guillon.
Chacun assis à son bureau, ils se tournent le dos. Un silence besogneux les enveloppe, parfois interrompu par une remarque ou une question de Félix, petites phrases qui trahissent vite le caractère d’un homme d’affaires sans scrupules, satisfait de lui-même. C’est un homme heureux. Marié depuis quatre ans et demi, il se félicite chaque jour d’avoir épousé Elisabeth qu’il juge sage, économe, experte en affaires et précieuse collaboratrice. Silencieuse, elle compte, additionne, trempe sa plume dans l’encrier puis se remet à la tâche. Il est tard, si tard qu’elle ne précise même pas l’heure lorsqu’il la lui demande : minuit. Autour d’eux tout dort, domestiques et enfant. Ils forment l’un de ces couples bourgeois, plus occupé à gagner de l’argent en spoliant les autres, qu’à participer assidûment à la vie sociale. Effacée et douce durant ces quatre années, elle lui a, mine de rien, triplé sa fortune. Mais ce soir, si elle compte, c’est pour totaliser ce qu’elle a gagné elle, une somme dérisoire par rapport à cette fortune, mais c’est la loi, celle qui asservit l’épouse à l’époux. Depuis quatre ans, elle a fait son plein de dégoût, elle a décidé d’y mettre un terme. Dehors une voiture l’attend qui l’emportera vers le soleil, la nature et la liberté. Elle lui en fait part calmement tout en s’habillant. Interloqué, il ne comprend pas. Comment le pourrait-il ? Il n’a pas pris ni le temps ni l’intérêt de la connaître puisqu’elle le sert sans un mot. Un amant ? C’est tout ce qu’il trouve comme raison à cette fuite. Alors elle revient sur ses pas comme si elle avait besoin de se justifier. Vaincue, elle ne le sera qu’en apparence, les derniers mots qu’elle prononce le laissent supposer.
Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889) pose un regard juste et sans aménité sur les couples bourgeois et la suffisante médiocrité des hommes de son époque, regard que l’on retrouvera un peu plus tard chez Ibsen avec Maison de poupée entre autres. Fin observateur, il met en relief la dépendance et l’infantilisation de l’épouse face au mépris indulgent de l’époux dont l’orgueil mal placé et l’absence de jugement sont masqués par les prérogatives que lui donne la loi faite par les hommes pour les hommes contre les femmes. Face à ce monument d’injustice et de bêtise, Elisabeth se révolte mais son combat est perdu d’avance et ne fait que creuser un peu plus l’abîme qui la sépare de son mari. L’auteur voit en elle la femme idéale tuée par un « malheureux », tuée comme combien d’autres, peut-être parce qu’il sait en son for intérieur qu’elle lui est supérieure.
La construction de ce face à face est puissante, l’écriture efficace, la démonstration profonde. Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger placent ce couple dans le silence morne d’un bureau sans âme. Ils prennent leur temps pour laisser le combat prendre son essor, trop pour cette œuvre en un acte. On sent passer les deux heures malgré l’impeccable interprétation des deux comédiens, Sandrine Bonjean surtout, qui exprime à elle seule avec une formidable conviction l’impuissant dégoût de millions de femmes. Athénée Théâtre Louis-Jouvet 9e.


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