PLATONOV,
le fléau de l'absence de père
Article
publié dans la Lettre n° 222
PLATONOV Le fléau de l’absence de père
d’Anton Tchekhov. Texte français Serge Rezvani. Mise en scène Jacques
Lassalle avec 19 comédiens dont Muriel Mayette, Catherine Sauval,
Michel Favory, Jean Dautremay, Igor Tyczka, Denis Podalydès, Françoise
Gillard, Laurent d’Olce, Jérôme Pouly, Laurent Stocker.
A l’arrière plan, un ponton sous le feuillage vert tendre laisse
deviner une pièce d’eau. Devant, une esplanade en bois où quelques
chaises longues invitent à la paresse. Un très joli décor dont le
réalisme permet presque de sentir les rayons du soleil chauffer
les lattes de bois mais aussi de percevoir la langueur, la mélancolie
intrinsèques aux états d’âme des personnages de Tchekhov. C’est
un bel été des années 1880. Anna Pétrovna, veuve du général Voïnitzev
et son beau-fils Sergueï, viennent de rentrer dans leur domaine
criblé de dettes, après avoir passé l’hiver en ville. Les amis se
pressent pour leur rendre visite. Ils représentent les trois générations
de la société provinciale russe. Les anciens, Porfiri Glagoliev,
le colonel Ivan Triletzki, le banquier juif Abraham Venguérovitch,
Gérassim Pétrine et Pavel Chtcherbouk, sont les amis de feu le général
et créancier de son fils Sergueï. Les jeunes et les étudiants sont
leurs fils, filles ou belles-filles. En marge de ce petit groupe,
Platonov fait tache. Ayant interrompu ses études par révolte contre
feu son père, il est devenu instituteur, s’est marié à Sacha, fille
du colonel Triletzki dont le fils Nikolaï est médecin, et a charge
de famille. Les ambitions de sa jeunesse sont loin, il crache son
amertume sur la petite communauté qui l’entoure. Il retrouve Sophia,
mariée à Sergueï, dont l’insolente beauté et l’apparent bonheur
lui font prendre encore davantage conscience de son échec et de
sa médiocrité. Lors de cette réunion, Porfiri Glagoliev propose
à Anna de l’épouser afin de sauver le domaine. Le braconnier Ossip
fait une entrée aussi remarquée qu’indésirée.
Au cours des semaines qui suivent, Anna Pétrovna décline l’offre
de Glagoliev, les créanciers poursuivent leur travail de sape tandis
que Platonov, tout en provocant les hommes, jette le trouble chez
les femmes, toutes amoureuses de lui. Une liaison entre Sophia et
lui va provoquer un drame que tous pressentent.
Tchekhov n’a qu’une vingtaine d’années lorsqu’il écrit le Fléau
de l’absence de père que l’on rebaptisera plus tard. Sa conception
du théâtre sans action, sans intrigue et sans effet est déjà là,
où seuls des fragments de vie, qui reflètent la dureté et l’érosion
du temps, conduisent l’oeuvre. La férocité, l’insolence et la provocation
marquent cette pièce de jeunesse où l’auteur n’a pas encore acquis
l’indulgence que confère la maturité d’une vie qui s’achève. Elle
décrit la passion et la haine exacerbées par l’alcool, l’âme d’un
peuple au bord du gouffre. A partir de la fin prochaine d’un domaine
dont les créanciers guettent le dernier souffle, deux grands thèmes
se dégagent, celui en relation avec le titre originel, (le désespoir
des fils face à l’échec de leur père), et le destin d’un homme poursuivi
par l’amour de toutes les femmes qui, cherchant à le sauver, en
font une sorte de Don Juan malgré lui. Le génie de Tchekhov est
d’avoir construit sa pièce en glissant de la mort du domaine à la
liaison de Sophia et de Platonov qui provoque et justifie la fin.
La petite société provinciale mourant d’ennui attendait obscurément
quelque chose de leurs retrouvailles et lorsque Katia, la servante
des Voïnitzev, se rend responsable de l’acte meurtrier de Sophia,
c’est tout ce petit monde qui se trouve complice.
La traduction, remarquable travail pour son respect de l’écriture
et de son rythme, ainsi que la mise en scène fluide, restituent
bien le monde de Tchekhov et permet aux comédiens, dont le jeu force
l’admiration, d’en respecter l’esprit par leurs attitudes, leurs
gestes et leurs déplacements et d’exprimer la musique des phrases
avec leurs inflexions, leurs silences, typiques de l’auteur. Tous
les grands thèmes tchékhoviens sont posés, la lucidité, la dérision
et la désillusion devant la banalité de la vie, la description de
la férocité d’une petite société nostalgique d’un passé révolu et
redoutant la catastrophe qui tirera un trait sanglant sur toute
une époque. Comédie Française 1er (01.44.58.15.15) en
alternance jusqu’au 31mars 2004.
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