LE PLAISIR

Article publié dans la Lettre n° 342
du 11 juin 2012


LE PLAISIR d’après Crébillon Fils. Adaptation et mise en scène Éric-Gaston Lorvoire avec Julie Judd, Fanny Gilles, Françoise Pavy, Guillaume Cramoisan, Jean-Marie Galey. Au violoncelle en alternance Dilan Roche, Laure Bouhey, Mélanie Badal.
Deux jeunes filles en chemise sur un lit. Auguste, brune piquante et aguerrie, Thérèse, blonde plus candide et moins experte. Souriantes, leurs corps sont épanouis, faits pour l’amour et prêts à l’amour. Thérèse, la blonde se souvient. Elevée par sa grand-mère, sa mère la place dans un couvent à la mort de celle-ci. Elle a alors quatorze ans. Parfaire son éducation pour la marier va de soi pour cette mère peu désireuse de s’occuper de sa fille. Elle a sans doute d’autres chats à fouetter ! Fouetter, justement. L’adolescente découvre bien vite, dans ce couvent, des compagnes, des jeux insoupçonnés et des gages qui font monter le rouge aux joues mais auxquels on ne peut s’empêcher de se soumettre dans les coins retirés du jardin. Surprise et gêne vite balayées, Thérèse découvre qu’une partie de son corps, jusqu’ici pudiquement cachée, procure un état, ma foi, fort plaisant. Le plaisir, les mains de ses compagnes ont tôt fait de les lui faire partager, mains caressantes qui s’attardent, jeux défendus mais si voluptueux, si bouleversants, entrecoupés de rires encore innocents. L’innocence, en effet, accompagne encore Thérèse et ses seize ans jusqu’au lit conjugal qu’elle va devoir partager avec « un homme revenu de la première jeunesse ». Si Thérèse vient tout juste de goûter aux délices que son corps lui offre, personne ne l’a prévenue du dégoût qu’il peut ressentir. Celui de l’homme qui se glisse à ses côtés, arrache sa chemise et la prend brutalement avant de s’endormir. Au matin, sa mère rassurera sa fille, choquée, sur la normalité de cet assaut brutal. Thérèse apprendra peu à peu à laisser paraître la naissance d’une épaule, le bout d’un petit pied mignon, autant d’appâts qui ne passeront pas inaperçus aux yeux experts des chevaliers qui hantent les demeures de leurs amis aristocrates, afin de compléter la liste de leurs conquêtes. Elle apprendra aussi beaucoup sur les liens véritables qui lient maris et femmes, sur les accords tacites qui se tissent entre eux, dans une société qui s’ennuie et se meurt, où le seul labeur est la recherche du plaisir de la séduction et l’extase des jeux sexuels qui s’ensuivent. Il lui faudra alors tâcher de vivre ces liaisons pour leur seule volupté, écartant prudemment les dangers d’une implication trop amoureuse.
Le roman libertin connut son heure de gloire durant tout le XVIIIe siècle. Les œuvres de Diderot, Sade, Nerciat ou Choderlot de Laclot, entre autres, sont parvenues jusqu’à nous. Le plaisir, Crébillon l’explore ici avec minutie. Le jeu de la séduction attisé par l’interdit et la peur d’être surpris, ce « non » qui peu à peu devient « oui », vaincu par l’explosion de cette jouissance qui laisse ses partenaires épuisés, étourdis.
Eric-Gaston Lorvoire rend parfaitement bien dans son adaptation, le ton des répliques lestes et coquines qui coulent de la bouche des deux comédiennes, délicieuses dans leur sensualité exprimée, accompagnées dans cette joute verbale libertine par une gent masculine très représentative. La mise en scène apporte à chaque scène un soupçon d’érotisme naturel et joyeux et la musique, interprétée au violoncelle, une respiration bien venue.
Où se situe véritablement le plaisir qui engendre le bonheur de vivre ? Dans cette société du XVIIIe siècle, entraînée dans l’ivresse d’un libertinage jusqu’ici prohibé par des siècles d’éducation religieuse et de tabous, mais qui le revendique ? Ou bien dans notre société frénétique du XXIe siècle pleinement occupée à gagner de l’argent pour la possession des biens et plaisirs matériels qui semblent être devenus son unique horizon ? La Pépinière Théâtre 2e.


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