PEGGY GUGGENHEIM,
femme face à son miroir

Article publié dans la Lettre n° 339
du 9 avril 2012


PEGGY GUGGENHEIM, femme face à son miroir, de Lanie Robertson. Adaptation Michael Stampe. Mise en scène Christophe Lidon avec Stéphanie Bataille.
Sous la garde soyeuse et attentive de ses robes de haute couture, elle évolue, virevolte, indécise sur le choix de sa tenue. Sa Sicilienne de femme de chambre, qu’elle agonit d’insultes et de piques sarcastiques, a eu le mauvais goût de la laisser en plan, le jour même où la télévision italienne vient filmer la réception qu’elle offre au Président de la République en personne ! Tout ça pour aller rendre visite aux multiples rejetons de sa fille, a-t-on idée …
Nous sommes à Venise, les gondoles projetées en vidéo sur les murs nous le disent. Peggy nous le rappelle aussi par ses invites en italien aux cameramen, par ses évocations de beaux gondoliers à qui elle n’a jamais ménagé ses charmes. Ce sport amoureux, elle l’a pratiqué toute sa vie, depuis le jour très ancien où, forte de la seule expérience de cartes postales des fresques érotiques de Pompéi, elle a décidé de sacrifier sa virginité. Ce qui fut accompli fort joyeusement et dans toutes les positions suggérées ! Peggy Guggenheim est tout entière dans cette initiale provocation, le choix de ses hommes, le goût de la nouveauté, une expérience sensuelle et esthétique sans commune mesure, qui conduiront cette jeune héritière superficielle et volage vers une culture esthétique inestimable, jusqu’à se constituer la plus diverse collection d’art moderne.
Elle est futile, gouailleuse, certes, mais terriblement lucide, cette petite fille gâtée par l’incommensurable fortune d’un père trop tôt disparu dans le naufrage du Titanic. Femme très libérée, elle est émouvante surtout, en épouse et amante sans illusions sur les sentiments qu’elle inspire à ces hommes qui, sans vergogne, l’aiment par petits bouts, ou la tiennent pour un garde-manger bien salutaire en leurs temps de vaches maigres d’artistes. Avec une intuition étonnante, elle flaire le talent encore méconnu, elle achète sans hésiter les Kandinsky, Tanguy, Mondrian, Rothko, Pollock, Brancusi, Arp, entre autres, parce qu’elle a perçu que l’art moderne est vivant. Ivre d’art moderne tout autant qu’assoiffée de vie, de crises et de rires, elle y sacrifie indubitablement ses deux enfants, Sinbad qu’elle laisse à son ex-mari, Pegeen la cadette bien aimée, si fragile, qui n’assumera pas une telle hérédité et un trop petit talent personnel.
Dans ce palais vénitien qui sert d’écrin à ses bébés, comme elle nomme les fleurons de son abondante collection, Stéphanie Bataille incarne, avec jubilation et truculence, Peggy la dévoreuse de tout ce qui se boit, se mange, s’aime, avec débordement, avec excès, avec une formidable envie de mordre à pleines dents, même au prix d’incontestables sacrifices personnels.Toujours au bord du rire en éclat mais aussi de l’émotion, celle de la mort des êtres aimés comme celle de la solitude qui la guette, elle nous offre une panoplie, cocasse et vivante, de ceux qui feront les beaux jours des musées et du monde de l’art, tout en tendant le miroir de leurs ridicules aux contemporains, toutes époques confondues, à qui elle prouve le snobisme de leurs choix comme les bornes de leur esthétisme souvent frelaté. Difficile de lui résister… Petit Montparnasse 14e. A.D.


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