LES NAUFRAGES
Article
publié dans la Lettre n° 311
LES NAUFRAGÉS de Guy Zilberstein.
Mise en scène Anne Kessler avec Éric Génovèse, Françoise Gillard,
Laurent Natrella, Gregory Gadebois, Marie-Sophie Ferdane et Alexandre
Steiger.
C’est un bel hôtel à en juger par l’espace et l’ameublement du bar,
magnifique décor. Depuis la baie vitrée, on devine les flots le
long d’une côte normande. On s’y croirait. Le fracas des vagues
un soir de tempête se fait entendre en sourdine. La pluie, elle,
poussée par le vent, frappe et coule le long des vitres. Un homme
est assis. Il est seul, il lit. Un autre vient le rejoindre, un
cigare à la main. Leur élégance et leur allure confirment le standing
des lieux. L’homme assis est Abel Lansac commissaire priseur, l’autre,
Golz, est galeriste. Une vente aux enchères, le lendemain, les réunit.
Ce n’est pas la première fois mais, cette fois-ci, une certaine
angoisse plane. Il s’agit de la vente des tableaux d’un peintre,
Sismus, ceux de sa première période qu’il a reniée et qu’il souhaite
détruire. Lansac, surtout, est inquiet. Cette vente qu’il a organisée
attire le monde entier. Il craint le scandale, le crime peut-être.
Sismus pourrait s’en prendre à Golz qui l’a découvert et lancé.
Il lui a acheté ses toiles pour le faire vivre, il lui a fait
cracher son art mais l’artiste est devenu fou et sa deuxième
période ne vaut rien. Golz ne l’aime pas. D’ailleurs, assure-t-il,
il n’aime pas les artistes, il n’aime que l’art. Léa Lansac survient.
Elle a beaucoup bu. D’emblée, elle ironise sur son mari qui ne la
considère plus que comme un objet de sa collection, elle, dont la
vie promettait et qui n’est rien. Seul leur fils David les lie encore,
si l’on peut dire. Ne pouvant trouver le sommeil, ils vont et viennent,
se disputent. Un couple est témoin de leur affrontement. Tom Weissehlmann,
journaliste à Art new, vient couvrir l’événement du lendemain.
Claire, sa jeune amie, l’accompagne. En regardant par la baie vitrée,
la jeune femme aperçoit un bateau en détresse... Sous le regard
imperturbable du barman habitué à entendre ou à recueillir les confidences
des clients, ceux de cette nuit-là défendent ou crachent leur mépris
sur les métiers de l’art. Toutes ses formes sont sur la sellette.
Les neuf muses sont vouées aux gémonies.
La pièce de Guy Zilberstein tourne essentiellement autour d’une
question : « À qui appartient l’art ? ». À celui qui crée l’oeuvre,
à celui qui la découvre, à celui qui la vend ? Peut-être à personne
ou à tout le monde, à l’amateur anonyme qui passe devant celles
accrochées aux cimaises des musées. Il décrit avec force les méandres
sinueux, les tractations sordides qui règnent en maître sur le commerce
de l’art et brosse avec acuité le portrait des deux hommes qui en
vivent. Si l’enfance et le passé ont forgé le caractère de Golz,
le métier embrassé par Lansac a forgé son état d’esprit. Esclave
de l’appât du gain qui exclut tout état d’âme, il se repaît éternellement
de la jouissance que lui procure l’ultime coup du marteau d’ivoire
assenant l’échéance d’une lutte sauvage entre des collectionneurs
au visage déformé par la peur de voir l’objet convoité leur échapper.
Si, côté pile de la pièce, les deux hommes s’affirment avec cynisme,
côté face, les femmes, elles, s’insurgent : « Accoucheur et fossoyeur,
voilà ce qu’est un marchand d’art ». Témoins lucides ou victimes
impuissantes, elles sont celles où les sentiments opèrent encore.
Anne Kessler orchestre à la perfection le bal de ces naufragés,
comprise à la lettre par des comédiens époustouflants. Leur angoisse,
leur malaise, leur indignation exprimés avec force, éclatent et
planent jusque dans la salle. Théâtre du Vieux-Colombier 6e.
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