MOLLY
Article
publié dans la Lettre n° 239
MOLLY de Brian Friel. Texte français
Alain Delahaye. Mise en scène Laurent Terzieff avec Fabrice Luchini,
Caroline Silhol, Laurent Terzieff.
Molly n’eut jamais à souffrir de sa cécité. Devenue aveugle à dix
mois, son père lui avait enseigné à compenser son handicap par l’odorat
et le toucher. Lorsqu’elle rencontra Frank, à trente-huit ans, elle
menait la vie active d’une femme normale, kiné dans un centre de
remise en forme, toujours prête à aller danser ou à nager. Après
leur mariage, Frank n’eut de cesse que de la faire opérer et le
dossier qu’il présenta à Rice était fin prêt. Molly distinguait
le clair de l’obscur, Rice, ophtalmologue de renom, se décida à
tenter l’opération afin de lui rendre une vue partielle. Si d’après
lui, Molly n’avait rien à perdre, lui, au contraire, avait tout
à gagner. Echoué dans ce canton irlandais, la réussite d’une intervention
de cette envergure pouvait le faire sortir de l’ombre où il s’était
volontairement égaré. Quant à Frank, grand spécialiste des causes
humanitaires, aujourd’hui au chômage, cette cause-là devenait son
nouveau cheval de bataille.
Peu connu en France, Brian Friel est un dramaturge irlandais aussi
célèbre que fécond. Sa pièce est formée de trente-sept monologues
où chacun des trois personnages se livre, tout en racontant l’opération
et ses suites. Rice, ophtalmologue autrefois reconnu par ses pairs,
aujourd’hui noyé dans la solitude et l’alcool, avoue après l’intervention
qu’il savait que Molly «avait absolument tout à perdre et que, «
au cas où elle recouvrirait la vue, même partielle, il lui faudrait
réapprendre à voir ». Frank, autodidacte enthousiaste, sous couvert
de voir sa femme devenir une femme normale, cache l’égoïsme et l’aveuglement
de ceux qui, pris par leur passion, refusent d’en mesurer les conséquences.
Molly compte sa propre histoire comme s’il s’agissait de celle d’une
autre, maintenant détachée de tout et désormais à l’aise dans l’univers
clos qu’elle s’est construit, hors du monde. Elle n’avait rien demandé
à personne parce que sa vie, privée de lumière, lui convenait comme
elle était. Pourtant, elle se laissa faire, lucide mais consentante:
« Comment peuvent-ils savoir ce qu’ils m’offrent, ce qu’ils m’enlèvent
? »
La mise en scène rigoureuse et sobre de Laurent Terzieff met en
valeur un texte à la fois tragique, ironique et caustique, à l’écriture
précise et sans concessions. Le choix des comédiens va de soi. Le
metteur en scène endosse le rôle de Rice, sec, enfoncé dans la solitude
où l’a enfermé la désertion de sa femme. Le rôle de Frank est une
aubaine pour Fabrice Luchini qui l’endosse comme un costume familier,
Frank effervescent, plein d’énergie, drôle ou agaçant dans son appétit
d’agir. Caroline Silhol est une Molly émouvante. Elle possède en
elle l’apparente fragilité et la douceur qu'il faut et exprime à
la perfection les humeurs de son personnage qui, sans s’apitoyer
sur elle-même, se résigne, sans même condamner ceux qui l’ont conduite
à l’obscurité définitive. Théâtre de la Gaîté Montparnasse 14e.
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