LUCRÈCE BORGIA de Victor Hugo. Mise
en scène Denis Podalydès. Scénographie Éric Ruf avec 15 comédiens
dont Éric Ruf, Éric Génovèse, Guillaume Gallienne, Christian Hecq,
Gilles David, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Georgia Scalliet,
Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, Sébastien Pouderoux.
À Venise, un soir de carnaval, sous les masques de circonstance,
on discute du meurtre de Jean Borgia, duc de Gandie. « Nous vivons
dans une époque où les gens accomplissent tant d’actions horribles
qu’on ne parle plus que de celles-là… ». Cette phrase illustre les
crimes commis par la famille Borgia : César et Jean, les frères,
Alexandre VI, pape et père de Lucrèce. Toute l’Italie la hait pour
ses propres crimes, elle le sait mais tente de se justifier : « Je
n’étais pas née pour faire le mal, c’est ma famille qui m’a entraînée ».
Fille d’un pape, sœur d’un frère qui l’a violée et d’un autre qui
l’a engrossée, elle a été à bonne école ! Mais Lucrèce offre, ce
soir-là, la vision d’une femme lasse de tout le sang répandu. Elle
aimerait ressentir l’amour, la tendresse d’un fils, de son fils
né de l’inceste. Elle aspire à une rédemption que même Gubetta,
son âme damnée, ne parvient pas à comprendre. Pour lui, la connotation
meurtrière attachée au nom de Lucrèce Borgia est définitive. N’a-t-elle
pas tué successivement ses trois maris ? Pourtant, lorsque durant
le bal, Lucrèce masquée se laisse courtiser par Gennaro, jeune capitaine
de la République de Venise, le cœur de la meurtrière s’attendrit.
Élevé en Calabre par un pêcheur, Gennaro ne sait rien de sa naissance.
Il est obsédé par le désir irrépressible de connaître celle qui
l’a mis au monde et dont il ne reçoit que de rares missives. Lorsqu’il
s’entretient avec la femme masquée, il ignore qu’il s’agit de Lucrèce.
Les voyant ensemble, les jeunes fêtards vénitiens informent Gennaro
de son nom et lui rappellent ses crimes, il la repousse dégoûté.
Outragée par les jeunes gens qui lui font un mauvais parti et la
malmènent, elle rentre à Ferrare chez don Alphonse d’Este, son quatrième
mari, avec une seule idée en tête, se venger de ses agresseurs.
Alors que la princesse Negroni prépare une fête, Gennaro détruit
le « B » de Borgia gravé sur le mur du palais, sans savoir qu’il
s’agit du nom de sa propre mère et par conséquent du sien. Une nouvelle
fois offensée, Lucrèce réclame un peu vite à son époux la peine
capitale pour l’auteur du jeu de mots ignominieux que provoque la
destruction de la lettre. Lorsque le coupable avoue, le mari jaloux,
ayant constaté à Venise le penchant de son épouse pour Gennaro,
est trop heureux d’accéder à la requête de sa femme. Entre l’arrêt
de mort prononcé à l’encontre de Gennaro, qu’elle tente de contrer,
et l’assassinat des jeunes gens qu’elle a ourdi, Lucrèce laisse
éclater ses sentiments les plus noirs.
Le choix inattendu et ingénieux des deux rôles principaux montre
que « Lucrèce Borgia » n’est pas une tragédie shakespearienne mais
un drame romantique. Il faut une Lucrèce empoisonneuse, vengeresse
mais qui aspire à changer. Le talent de caméléon de Guillaume Gallienne
extériorise parfaitement le comportement de Lucrèce, guidé par des
sentiments contradictoires, sa monstruosité, son désir de rédemption
et sa rage de ne pas y parvenir. Le personnage de Gennaro possède
à la fois la candeur féminine de la prime jeunesse, une certaine
assurance et le courage des braves. Suliane Brahim, un rien androgyne,
joue également très bien de ces différents traits de caractère.
La qualité de l’interprétation de la troupe du Français est comme
toujours exceptionnelle. On relèvera en particulier celles d’Éric
Ruf (machiavélique don Alphonse d’Este) et de Christian Hecq (démoniaque
Gubetta). La mise en scène vive et maîtrisée, les superbes costumes
de Christian Lacroix, les décors, les maquillages et les lumières
convergent vers un seul désir de perfection amplement atteint. L’ovation
que le public réserve à ce spectacle enthousiasmant donne la mesure
de sa réussite.
Comédie Française 1er.
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