LETTRES D'AMOUR À STALINE

Article publié exclusivement sur Internet avec la Lettre n° 326
du 2 mai 2011


LETTRES D'AMOUR À STALINE de Juan Mayorga. Mise en scène Jorge Lavelli avec Luc-Antoine Diquero, Gérard Lartigau, Marie-Christine Letort.
Elle l'aime, il l'aime. Couple tendrement complice que forment Boulgakova et Boulgakov, qui tous deux le détestent LUI. Le redoutable et redouté Staline a lancé contre l'écrivain un oukaze incontournable. Interdit d'écrire, de publier, de faire jouer ses œuvres, de trouver un quelconque emploi, même le plus subalterne dans la sphère des spectacles moscovites. Face à cette censure drastique, que lui reste-t-il sinon d'écrire au puissant dictateur pour implorer sa mansuétude ? Des lettres et encore des lettres, toutes sans réponse. Jusqu'au jour où Staline en personne l'appelle au téléphone… et la ligne est coupée au moment crucial du rendez-vous à fixer. Incompétence des services téléphoniques ? Machiavélisme du maître ? Boulgakov s'installe dans le cauchemar de la réitération maniaque de la conversation inachevée, de l'incompréhension de cette interruption, de l'attente insupportable d'un nouveau signe du Maître. Comme pendu au téléphone, par ce fil matériel et mental de son espoir muet. Son épouse, pleine d'énergie et de bon sens, tente par l'empathie, la dérision, le mimétisme, de conjurer la psychose croissante. Elle singera Staline, se fera porteuse de missives, maintiendra le lien vital avec le monde extérieur, jusqu'à essuyer les avanies et les crachats que suscite le simple nom du paria. Dérision et délire de ce monde bureaucratique en filigrane, dont l'ami et rival Zamiatine semble avoir néanmoins contourné les pièges. Tout agitée dans cette course au passeport salvateur, Boulgakova est de plus en plus exclue de l'univers physique et mental de son époux qui sombre inexorablement dans la paranoïa et la répétition en boucle des mêmes mots. Apparaît alors, au sortir d'une armoire quasi magique, l'avatar silencieux d'un Staline qui le manipule sardoniquement. Diable ou réalité ? Fantasme, délire psychotique ? Même si on évite la caricature des célèbres moustaches, on adhérerait presque à cette mystification. Tout de blanc vêtu, comme éthéré, ce Diable-Staline, désormais omniprésent et bavard, va mener inexorablement Boulgakov à sa déroute psychologique, sans qu'il soit désormais apte à mesurer les ravages de sa folie, jusqu'à perdre l'épouse bien aimée, qui finit par lâcher prise et s'enfuir, probablement avec Zamiatine.
Jorge Lavelli, dans une mise en scène efficace et pleine de souffle, fait évoluer les trois personnages dans un appartement soviétique réaliste, menacé par les ombres qui le cernent. Boulgakov y est omniprésent puisqu'il s'en rend volontairement prisonnier, bureau salon lit et retour, dans la fébrilité et l'hystérie croissantes d'un animal en cage. Boulgakova et Staline s'y frôlent sans se parler ni s'affronter. Côtoiement étrange qui accrédite le fantasme métaphorique.
Derrière le rire grinçant et l'émotion tragique, Juan Mayorga élabore subtilement une implacable réflexion sur l'insidieuse méchanceté des bourreaux totalitaires, sur l'absurde veulerie des artistes qui en cautionnent le cynisme essentiel par leur revendication désespérée à l'amour de leurs tortionnaires. Il trace aussi un émouvant portrait de femme dont la tendresse vigilante et inventive ne parviendra néanmoins pas à sauver du naufrage l'amour du couple. Marie-Christine Letort donne magnifiquement corps, à tous les sens du terme, à cette épouse au bord du désespoir. Luc-Antoine Diquero hante avec efficacité un Boulgakov en perdition, comme une écorce qui se vide dans la vanité de ses délires. Arbitre machiavélique de ces affrontements, Gérard Lartigau campe un diabolique Staline qui force l'écrivain dans les ultimes recoins de sa lucidité.
Le public se voit entraîné dans cette traque sans répit ni compassion, témoin impuissant d'une déroute vitale dont il sent que lui-même ne sortira pas indemne. Une leçon de lucidité politique magnifiquement servie par l'intelligence du théâtre. Cartoucherie-Théâtre de la Tempête 12e. A.D.


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