JOURNAL
A QUATRE MAINS
Article
publié dans la Lettre n° 294
JOURNAL À QUATRE MAINS de Flora et
Benoîte Groult. Adaptation Lisa Schuster. Mise en scène Panchika
Velez avec Aude Briant et Lisa Schuster.
Le 6 mai 1944, au 40 de la rue Vanneau, une brune de 20 ans et une
blonde de presque 15 ans entrent dans la guerre avec fatalisme mais
lucidité et l’espoir d’en sortir bientôt. « Nous n’avons jamais
eu besoin de nous plaire, Flora et moi. Nous nous sommes laissé
vivre », écrit Benoîte dans son journal intime alors que de son
côté Flora tient le sien. Durant toutes les années de guerre qu’elles
vont vivre, entre Paris, Concarneau, et un séjour dans le Berry
pour Benoîte et ses amis, elles ne cesseront d’annoter leurs réflexions
sur elles-mêmes mais aussi leur point de vue sur les événements
et les gens qui les entourent.
« Celle-ci c’est l’artiste, l’autre n’aime que les études », expliquent
leurs parents lorsqu’ils les présentent, à la fois fiers et inquiets
de l’éducation de leurs deux filles. Elles ont de la chance et elles
le savent. A une époque où le mariage était l’unique avenir d’une
jeune fille, leurs parents fréquentent le milieu intellectuel et
artistique de l’époque : « maman est merveilleuse ». Cette mère
est indépendante. Au grand dam de sa belle famille, elle possède
sa propre maison de couture et, pire, elle réussit. La complicité
ne cessera d’être présente, même si parfois « maman est quelqu’un
qu’il faut détester sinon on est foutues » ! Tandis que Flora, la
vampe en herbe, se laisse courtiser sans vergogne, dans la vie de
Benoîte, peu d’hommes passent et s’arrêtent. Elle est surprise:
«Je ne sais pas comment fait Flora pour tant recevoir sans rien
donner». « Il me semble que les garçons se rendent compte que les
femmes pensent »! Peut-être est-ce cela qui leur fait peur. La compagnie
de Jean, l’étudiant en chimie, ne lui déplaît pas, peut-être à cause
de ses lunettes: « les lunettes sont le vouvoiement des yeux ».
Sa lettre de rupture la laissera songeuse. Avec Albert, (alias Blaise),
les choses iront jusqu’au mariage, malgré la désapprobation des
parents. La mort viendra faucher un bonheur neuf et simple et il
ne lui restera que le goût amer, mais ô combien rare et précieux,
d’avoir été aimée. Mois après mois, année après année, nous les
suivons sur le chemin de cette guerre avec l’avancée puis l’installation
des allemands, les privations, l’humiliation de l’étoile jaune pour
les juifs, le froid, la tristesse de Paris et l’angoisse sous les
bombes jusqu’au débarquement : « ils approchent ces chers ils
», et à l’arrivée des américains, dont Benoîte brosse un portrait
tout à fait réjouissant. Si pour Flora, la guerre mit un terme à
son enfance et à son insouciance, elle aura fait de Benoîte une
vraie femme, ayant en même temps découvert le bonheur le plus grand
et le chagrin le plus profond. Elle aura compris que si les hommes
se choisissent un avenir et mettent une femme dedans, les femmes
choisissent un homme et s’arrange un avenir comme elles peuvent
!
Ce spectacle est une affaire de femmes. Les deux auteurs ont publié
Journal à quatre mains en 1958. L’ écriture franche, directe,
intelligente, ironique, spirituelle et tellement belle séduit d’emblée.
L’adaptation de Lisa Schuster est parfaite. Pas une seconde d’ennui
lorsque les deux sœurs se renvoient la parole, grâce à l’efficacité
de Panchika Velez qui signe une mise en scène rythmée et vivante.
L’interprétation est magistrale. Lisa Schuster endosse le rôle de
Benoîte sans effort, elle connaît mieux que personne ce qu’elle
a adapté, tandis que Aude Briant prête sa spontanéité et sa fraîcheur
à celui de Flora. Le décor et les costumes sont tout à fait dans
le ton. La dernière réplique mélancolique de Benoîte clôt merveilleusement
ce spectacle. Quelle classe ! Théâtre de Poche 14e.
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