JE PENSE À YU

Article publié dans la Lettre n° 356
du 17 juin 2013


JE PENSE À YU de Carole Fréchette. Mise en scène Jean-Claude Berutti avec Marianne Basler, Antoine Caubet, Yilin Yang. Où étiez-vous le 22 mai 1989 ? C’est la question que pose Madeleine. A elle-même, à Jérémie, à Lin, au spectateur. Parce qu’un entrefilet fait affleurer à sa mémoire les événements martyrs de la Place Tiananmen, Madeleine lance le moteur de recherche, interpelle son élève chinoise, agresse - presque - un improbable voisin. Je n’avais que quatre ans, dit la jeune Chinoise qui se mure dans ses certitudes, familiales et quasi terrifiées, qu’il ne faut pas remuer ouvertement les fantômes si présents d’un passé sous l’ombre de Mao. Le dictateur à la face duquel trois étudiants chinois, dont Yu Dongyue, avaient lancé des œufs de peinture rouge… Mao, l’icône fantasmée des vingtenaires occidentaux de 1989, Mao qui trône en poster sur le mur de Madeleine…
Elle m’avait laissé sans espoir de retour, avec Alexandre sur les bras, répond Jérémie le doux et tendre résigné de la vie, qui fait le rapport téléphonique de son quotidien à ce fils autiste.
Madeleine déserte les contraintes d’un travail alimentaire, néglige les suppliques grammaticales de Lin, secoue la torpeur coutumière et désespérément souriante de Jérémie, et se lance sur les traces héroïques, - du moins se plaît-elle à le croire -, de ce Chinois inconnu, survivant brisé de 17 années de geôle punitive. Au risque de faire exploser sa bulle de certitudes confortables, d’acculer le brave Jérémie à l’exaspération de ses accommodements si inconfortables avec une existence subie. Au péril du dévoilement de ses propres lâchetés, que lui lancent à la face les lignes de son journal intime, retrouvé dans les cartons de son fouillis. La vérité est-elle si bonne à dire ? La soupe de Lin est bienvenue, n’est-ce pas ?, tout comme la fraîcheur de son bon sens.
Le décor d’une salle de séjour en aménagement différé est à l’aune de ces personnages décalés à des titres divers, entre passé, futur antérieur et improbable futur, au travers de la métaphore des préoccupations grammaticales de Lin. Seule sa jeunesse témoigne d’un présent vivant et tonique, les deux quinquagénaires, quant à eux, doutent de leur passé et survivent au conditionnel. Les trois acteurs, remarquables, portent l’émotion communicative de cette naïveté propre à chacun, dont l’ambiguïté se fissure subtilement et inexorablement. Et chacun se raconte par un biais médiatique et dilatoire, Madeleine, sur son ordinateur, écrit à Yu, l’inconnu absent si présent, Lin adresse à sa mère lointaine le récit par sms de son ordinaire, Jérémie parle au téléphone à son fils muré dans le mutisme, qui jette à la face du monde ses peintures rouges. Rouge comme l’insupportable révolution, comme les héros démystifiés, comme la violence qu’on tente de taire, comme l’émotion qui submerge. Enfin. Théâtre des Artistic Athévains 11e. A.D.


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