ITHAQUE
Article
publié exclusivement sur Internet avec la Lettre n°
321
du
17 janvier 2011
ITHAQUE de Botho Strauss. Mise en
scène Jean-Louis Martinelli avec Charles Berling, Ronit Elkabetz,
Clément Clavel, Jean-Marie Winling, Grétel Delattre, Sylvie Milhaud,
Xavier Boiffier, Dimitri Daskas, Pierre Lucat, Nicolas Pirson,,
Pierre-Marie Poirier, Alessandro Sampaoli, Guillaume Séverac-Schmitz,
Nicolas Valelis, Joachim Fosset, Ninon Fachard, Caroline Breton,
Adrienne Winling, Anne Rebeschini.
20 années déjà… 20 ans d'absence pour le héros harassé qui s'effondre
au bord du rivage, et pour son épouse amère, dont le lit fidèle
s'est refusé à accueillir quelque usurpateur que ce soit. On est
à la veille de la date fatidique où Pénélope se verra contrainte
de choisir son sort : épouser l'un des prétendants qui trépignent
à sa porte, ou bien retourner, définitivement vide, dans la maison
paternelle. Elle a mis toutes ses ruses en œuvre pour retarder ce
moment, elle a tissé et détissé sa toile, elle est devenue obèse,
elle a adopté une voix de poissarde teigneuse… Rien n'y a fait.
Les prétendants, prédateurs sans vergogne des biens d'Ulysse, l'époux
désespérément absent, sont là qui la traquent au plus près au cœur
de ses insomnies. Même Télémaque, du haut de ses vingt ans, s'est
lassé d'un pouvoir légitime qui lui échappe encore par l'incertitude
sur l'absent. Laërte, le père, a choisi la solitude à l'écart, au
milieu de ses champs, ses vignes et ses troupeaux.
Et Ulysse est enfin là, méconnaissable à ses proches, épaulé et
réconforté par son Mentor fidèle, la divine Athéna. Ithaque raconte
la reconquête du pouvoir, de la crédibilité, de la légitimité conjugale,
royale et paternelle, par ce héros fragile et vindicatif, contraint
par sa déesse coutumière à conserver quelques instants encore l'anonymat
dépréciateur du mendiant, insulté et chahuté par les jeunes voyous
débauchés et leurs serviles compagnes.
Métamorphose des corps qui se redressent à l'aune de la résurgence
de leur force. Le premier, Argos le vieux chien frétille presque
devant ce maître vénéré, avant de mourir paisiblement. Les muscles
d'Ulysse brillent comme sa cuirasse, Pénélope émerge à nouveau svelte
de sa postiche-stratagème, Télémaque ose affronter les quolibets,
Eumée le porcher réaffirme la vigueur de son espoir enfin restauré.
Euryclée, la vieille nourrice, cache ses larmes de joie et contribue
au complot libérateur.
Le sang des prétendants et de leurs séides coulera à flots dans
un massacre sans merci. Ulysse, excité comme un jeune mâle sans
retenue, y perdrait presque sa dignité de héros si Athéna ne venait
pas le rappeler à la décence royale. Télémaque lui emboîte joyeusement
le pas dans ce règlement de comptes sanglant.
Botho Strauss porte un regard sans complaisance sur des travers
humains dont il a une connaissance lucidement amère. Et la leçon
est universelle et atemporelle, tant sur la violence vindicative
et le goût du sang, que sur l'amertume des retrouvailles. Bien sûr,
Pénélope finira par accueillir son héros retrouvé dans ce lit que
la mise en scène rend omniprésent. Bien sûr, Ulysse sera restauré
dans sa légitimité royale et paternelle. mais répond-il vraiment
à l'obsédante question plurielle : « où étais-tu et qu'es-tu
devenu pendant ces vingt années ? et nous, comment crois-tu que
nous avons vécu pendant tout ce temps ? suffit-il que tu reviennes
pour que tout redevienne comme avant ? ».
Charles Berling campe un Ulysse tout en contrastes, taraudé par
ses pulsions et ses fragilités, hâbleur et apeuré, massacreur presque
hystérique et homme mûr harassé, traversé de doutes. Face à lui,
Ronit Elkabetz habite une Pénélope haute en couleurs, au propre
comme au figuré, puisque seule elle se rehausse d'une robe rouge
pourpre dans cet univers scénique de grisaille métallique. Verdeur
de son langage, port outrancier de son corps, violence latente de
sa méfiance attentive. Clément Clavel fait vivre un Télémaque encore
timoré au sortir d'une longue adolescence mise sous le boisseau
des prétendants et cependant impatient de conquérir une autorité
légitime. Jean-Marie Winling endosse la carrure rassurante du porcher,
puis du père. Les prétendants, quant à eux, excellent dans leur
homogénéité de meute comme dans la diversité de leurs comportements
bravaches et arrogants, ou pusillanimes et lâches. Et leurs orgies
sont rehaussées par la débauche corporelle de leurs prostituées.
Le choix d'une distribution très cosmopolite met en lumière accrue
l'universalité de ce mythe dont la pertinente mise en scène de Jean-Louis
Martinelli éclaire la lecture, sur le pouvoir et sa légitimité,
sur la fidélité et l'oubli, sur la possibilité du pardon. Décidément
Homère, « traduit » par le contemporain Botho Strauss
et servi avec autant d'intelligence, est plus que jamais d'actualité…
Théâtre des Amandiers Nanterre 92. A.D.
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