L'INGENU

Article publié dans la Lettre n° 298


L’INGÉNU d'après Voltaire. Adaptation Jean Cosmos. Mise en scène Arnaud Denis avec Jean-Pierre Leroux, Daniel-Jean Colloredo, Monique Morisis, Arnaud Denis, Géraldine Azouelos, Jonathan Bizet, Denis Laustriat, Stéphane Peyran, Romane Portail, Sébastien Tonnet, Claude Brécourt.
Le théâtre dans le théâtre est un artifice convaincant. Depuis le parterre, le metteur en scène apostrophe techniciens et comédiens. « On file la pièce pour la dernière fois ». Il monte sur la scène éclairée par une mauvaise ampoule où traînent deux portants et une échelle. Il veut un miracle, une ambiance de « basse Bretagne ». Puis il raconte tout en dirigeant.
Nous sommes le 15 juillet 1689 au soir, Monsieur l’abbé de Kerkabon prend le frais sur les remparts de Saint-Malo en compagnie de sa sœur. Ils scrutent l’horizon dans l’espoir insensé de voir réapparaître leurs frère et belle-sœur partis pour le Canada. Mais voici que d’un vaisseau anglais, débarque un jeune homme, huron d’origine. Cet indien bizarrement vêtu ne laisse pas d’étonner. Le jeune homme parle l’anglais mais aussi le français et se présente: « On m’appelle l’Ingénu car je dis avec franchise tout ce que je pense ». Cette spontanéité charme la société bien pensante des lieux. Les Kerkabon l’invitent à dîner et finissent par s’apercevoir que ce jeune huron n’est autre que leur neveu. Ils décident de le convertir et de le faire baptiser mais il tombe amoureux de la belle Mademoiselle de Saint-Yves, sa marraine. Cet amour est réciproque. La communauté s’émeut. La jalousie, l’hypocrisie, la méchanceté et les intrigues vont frapper de plein fouet l’innocence des deux amants.
L’Ingénu fut écrit en 1767. L’oeuvre est à la fois un conte philosophique et satirique mais tient aussi de l’apologue. Censuré, embastillé, exilé mais indomptable, Voltaire s’attaque ici avec virtuosité à la société de son époque par l’intermédiaire d’un personnage inattaquable, car hors norme, qu’il façonne sous sa plume caustique. A mesure que se déroule l’intrigue, « ce bon sauvage » acquiert une véritable connaissance de l’homme et de ses méfaits, et apprend vite que toute vérité n’est pas bonne à dire. Au contact du janséniste Gordon, ses qualités innées et son libre arbitre feront de lui « un guerrier et philosophe intrépide». Voltaire situe l’action de ce conte quatre ans après la révocation de l’Édit de Nantes, appuyée par les jésuites, mais l’écrit en 1767, soit quatre ans après le Traité de Paris qui met fin à la guerre de sept ans et sonne le glas des visées coloniales françaises en Amérique, d’où une certaine ironie. La donne a changé puisque les jésuites expulsés, les jansénistes reprennent du pouvoir. Plus qu’une critique des doctrines jésuite et janséniste, c’est toute forme de fanatisme religieux que condamne l’écrivain.
Cette pièce, montée au Vingtième Théâtre en février 2008, a déjà fait l’objet d’un article (Lettre 279) mais sa reprise est une aubaine qui se doit d’être signalée. La remarquable adaptation dialoguée de quinze tableaux de Jean Cosmos a diablement inspiré Arnaud Denis. Il signe une mise en scène vive et puissante ou Jean-Pierre Leroux, « metteur en scène auteur », observateur de son propre spectacle, commente avec brio les différents événements tout en y prenant part. L’action ne faiblit jamais. Quelques accessoires et projections suffisent à la troupe pour suggérer la mer, grâce à une simple pièce de tissu ou, lors de la bataille contre les anglais, un effet de ralenti qui enthousiasme le spectateur emporté par les péripéties. Les douze comédiens représentent une trentaine de personnages et suivent avec une formidable énergie le rythme effréné imposé par Arnaud Denis, époustouflant dans le rôle titre. Théâtre Tristan Bernard 8e. Reprise.


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