INCONNU
A CETTE ADRESSE
Article
publié dans la Lettre n° 257
INCONNU A CETTE ADRESSE de Kressmann
Taylor. Traduction Michèle Lévy-Bram. Mise en scène Xavier Béja
avec Xavier Béja, Guillaume Orsat, François Perrin (violon).
Cela commence comme une chanson : ils étaient deux amis et partageaient
tout. Un jour, Martin décida de regagner la mère patrie afin que
ses enfants parlent correctement l'allemand. Les deux amis s'échangent
une correspondance où les réflexions intimes se mêlent à leur affaire,
une galerie d'art à San Francisco. Max Eisenstein se réjouit que
son ami Martin Schulse se rapproche, du moins géographiquement,
de sa jeune sœur Griselle avec qui il entretient de doux liens.
Mais la chanson déraille et, d'Allemagne, l'air devient de plus
en plus martial. Pour Martin, le retour se fait sous les meilleurs
auspices. Les dollars de l'oncle Sam font de lui un homme riche
dans une Allemagne épuisée, en pleine crise économique. Il arrive
à Munich en 1932. Les échanges épistolaires deviennent amers. Le
sort de Griselle sera le révélateur tragique d'une histoire où les
sentiments les plus nobles seront broyés, écrasés sous les bottes
nazies.
Comme son nom ne l'indique pas, Kressmann Taylor est une femme.
Elle qui se définissait comme une mère au foyer donna à la littérature
un texte d'une intensité qui fit sensation dès sa première parution
en 1938 dans Story Magazine. L'idée de cet échange épistolaire lui
vint de lettres réellement écrites. Il y a un véritable phénomène
autour de ce livre, il s'offre comme un cadeau exceptionnel, comme
un trésor que l'on veut partager avec ceux que l'on aime. Le livre
de Kressmann Taylor a suscité ces dernières années différentes adaptions
théâtrales plus ou moins inspirées. Celle que nous propose Xavier
Béja est l'une des plus accomplie. Tout est basé sur une sobriété
de ton et de mise. De part et d'autre de la scène, de l'Amérique
au vieux continent, les mêmes éléments de décor. Un fauteuil profond,
une table basse et une lampe. Ces meubles suffisent amplement à
planter l'atmosphère. Max et Martin allument, éteignent leur lampe.
L'intensité de la lumière traduit l'évolution de leurs sentiments,
le silence assourdissant de Martin face aux appels au secours de
Max qui ne reçoit que l'obscurité en réponse. Les comédiens portent
un costume à la taille cintrée à la mode des années trente, le cheveu
court, la nuque dégagée. Bien coiffés, ils sont dans le temps. Il
ne s'agit pas là d'un simple détail, c'est « le plus »
qui ancre cette histoire terrible dans une époque que l'on souhaiterait
révolue. Les protagonistes sont face à face, ils vivent leurs écrits,
le destinataire recevant les nouvelles, accusant parfois rudement
ces mots plus tranchants que des lames de couteau qui fourragent
les chairs jusqu'au cœur.
Le texte remue, fait réfléchir. Il est toujours très sain de se
poser sans concession la question cruciale : et nous ? Nous serions-nous
comportés comme Martin, c'est-à-dire un arriviste lâche ou comme
Max qui vit les événements, protégé par un océan ? Aurions-nous
élaboré une vengeance machiavélique comme Max ? Guillaume Orsat
interprète Martin, avec une élégance de moyen. Ce talentueux comédien
fait évoluer son personnage de façon saisissante. De même, Xavier
Béja mérite tous les éloges tant pour son interprétation que pour
sa mise en scène simple, réfléchie, percutante. Lucernaire 6e.
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