INCONNU A CETTE ADRESSE
Article
publié dans la Lettre n° 335
du
16 janvier 2012
INCONNU A CETTE ADRESSE de Kressmann
Taylor. Lecture dirigée par Delphine de Malherbe avec, successivement,
Gérard Darmon et Dominique Pinon, Thierry Frémont et Nicolas Vaude,
Thierry Lhemitte et Patrick Timsit.
Galiéristes à San Francisco, Max Eisenstein, juif américain, et
Martin Schuls, allemand d’origine, ne sont pas seulement associés.
Une indéfectible amitié les unit depuis l’enfance. Martin eut même,
dans le passé, une liaison avec Griselle, la sœur de Max. Au mois
de novembre 1932, Martin décide de rentrer en Allemagne avec sa
famille, laissant la charge de la galerie à Max. Un échange épistolaire,
tant professionnel qu’amical, s’instaure alors entre les deux amis.
L’un raconte ses tractations commerciales avec la clientèle, remémore
avec émotion les moments passés chez Martin et les siens et décrit
une solitude difficile à supporter depuis leur départ. L’autre relate
son retour, son opulence d’américain dans une Allemagne exsangue
après le désastre de la guerre, l’achat d’un domaine à bas prix,
son intégration dans la bonne société allemande, en un mot, sa réussite
fulgurante. Mais là-bas, la montée du nazisme se précise avec son
lot de persécutions. Max est inquiet: « Qui est cet Adolf Hitler
qui semble en voie d’accéder au pouvoir en Allemagne ? Ce que je
lis sur son compte m’inquiète beaucoup». « Franchement, Max, je
crois qu’à nombre d’égards Hitler est bon pour l’Allemagne, mais
je n’en suis pas sûr », lui répond tout d’abord Martin. Puis, ébloui
comme tant de ses compatriotes, par l’homme qui « électrise littéralement
les foules », il se déclare très vite fier de la renaissance de
son pays « sous l’égide de son vénérable chef ».
De lettre en lettre, Max voit l’horreur se préciser et ne comprend
pas que son ami puisse y adhérer. La réception d’un mot bref de
Martin en juillet 1933 confirme son angoisse. Celui-ci le prie instamment
de ne plus lui écrire et de ne lui adresser que les comptes de la
galerie et les chèques à son lieu de travail. Il termine avec cette
phrase terrible: « Je t’ai sincèrement aimé, non à cause, mais malgré
ta race ». Max tremble pour sa sœur qui vit en Autriche. Comédienne,
elle part jouer en Allemagne, bien imprudemment selon lui. Il en
informe Martin et le prie de veiller sur elle. Début novembre, l’effroi
de Max redouble à la réception d’une lettre adressée à sa sœur revenue
avec la mention « inconnu à cette adresse ». Il adresse à Martin
un ultime appel au secours: « Je la remets entre tes mains car je
n’ai aucun autre recours ». La réponse brutale relatant les conditions
de la disparition de Griselle lui sera insupportable, sa vengeance
à la hauteur de la trahison et de son amitié brisée.
Cette nouvelle de l’américaine Kressmann Taylor trouve sa place
dans toutes les bibliothèques. La force de son récit est sans doute
due à des lettres authentiques dont elle s’est inspirée pour en
écrire la trame ainsi que de l’amitié des deux hommes, tirée d’un
fait réel. La densité des questions qu’elle soulève et la réflexion
qu’elle apporte font de son livre un témoignage incontournable de
l’une des plus effroyables tragédies du XXe siècle.
Delphine de Malherbe en reprend la lecture aujourd’hui, s’assurant
le concours talentueux des six comédiens qui vont se relayer mois
après mois. Gérard Darmon et Dominique Pinon ouvrent le feu, leur
sensibilité et leur formidable présence prenant appui sur le contenu
puissant de chaque missive échangée. L’intense émotion qui se dégage
de ce spectacle n’échappe à personne. Théâtre Antoine 10e.
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