INCENDIES

Article publié dans la Lettre n° 341
du 21 mai 2012


INCENDIES de Wadji Mouawad. Mise en scène Stanislas Nordey avec Claire-Ingrid Cottanceau, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Charline Grand, Frédéric Leidgens, Julie Moreau, Véronique Nordey, Victor de Oliveira, Lamya Regragui, Serge Tranvouez.
C’est sûr c’est sûr c’est sûr, dit le notaire facétieux, ami et exécuteur testamentaire de leur mère si secrète. Simon, le fils boxeur, hurle sa douleur et ses invectives, sa jumelle Jeanne s’abîme dans le silence et dans des mathématiques bien aimées, qui vont se révéler si peu consolatrices.
Trois lettres, une chemise, un cahier, la quête peut commencer. Vers quel chaos des certitudes, même inconfortables ? Une quête en écho de celle de Nawal, la mère, à la recherche désespérée et opiniâtre de ce fils qu’on lui a arraché à la naissance. Une quête au milieu des luttes fratricides, avec Sawda la révoltée.
La pièce va dérouler, comme une énigme policière, le lent recouvrement des identités, le dévoilement atroce des horreurs tues, pour faire exploser enfin les silences, celui incompréhensible de la mère dans les cinq années qui ont précédé son extinction, celui mal éteint de la guerre dont les braises vont ranimer l’incendie des origines celées.
Est venu le temps d’éteindre l’insupportable addition des douleurs, initiée par l’arrachement des amants, par le déni familial de l’enfant, par la course patiente et violente sur ses traces.
Je vais mourir, dit la grand-mère Nazira à sa petite-fille, pars et apprends à lire, compter, écrire, penser. Cet exil dans la liberté douloureusement conquise, Nawal le consacrera, au prix de son corps et de son âme, à retrouver ce fils qu’on lui a volé. Dans sa prise de conscience de l’horreur et de la violence, dans son entêtement à refuser la haine, à transmettre ce qu’elle a appris, à chanter à la face des violeurs et des tortionnaires, à honorer, quoi qu’il puisse lui en coûter, la promesse faite à une vieille femme qui l’a ainsi sauvée d’elle-même, de son chagrin, des autres.
Dans le labyrinthe de son odyssée propre, puis de celle de ses enfants lancés à la poursuite de l’ombre maternelle, les témoins tissent un fil d’Ariane de sollicitude et d’admiration qui, sans amender l’innommable, laisse entrevoir un futur enfin vivable.
Il est venu le temps de consoler chaque morceau de l’histoire en miettes, doucement. La scène est vide, les dix acteurs, excellents et habités par l’intensité du drame, y trouvent alternativement, à chaque coup de gong, la place qui leur permettra ce jeu infini des mises en perspective, dans le polygone à géométrie variable de Jeanne. Jeu du noir et du blanc des costumes, jeu des âges successifs de Nawal, jeu insupportable et tragique de la folie des hommes.
Dans sa dérision hautement significative, le nez de clown jette à la face de tous, son rouge sanglant. Cadeau d’amour, symbole de reconnaissance, preuve de l’innommable, l’objet farcesque sera pourtant la condition incontournable pour qu’enfin, dans l’horreur indicible, le testament vienne à bout du silence, par l’amour vainqueur de la haine.
Les mythes, Odyssée et Œdipe, pourraient n’y être que poncifs usés jusqu’à la trame, ils y trouvent au contraire, une fois de plus, une force incoercible et universelle. De ce théâtre si bien nommé de la mise en regard de l’humain, le public sort bouleversé et unanimement enthousiaste.
Il est temps, enfin, de graver l’épitaphe sur la tombe… Théâtre Antoine Vitez d’Ivry 94. A.D.


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