IDEM
Article
publié exclusivement sur Internet avec la Lettre n°389
du
7 décembre 2015
IDEM création collective Les Sans Cou. Mise en scène Igor Mendjisky avec Clément Aubert, Raphaèle Bouchard ou Camille Cottin, Romain Cottard, Yedwart Ingey, Paul Jeanson, Imer Kutllovci, Arnaud Pfeiffer, Esther Van Den Driessche.
A quoi reconnaîtrai-je que je suis moi-même ?
Qui est Gaspar Kasper ? un imposteur ? un romancier en mal d’inspiration, sorte de geai littéraire qui s’est paré des plumes biographiques d’un autre ?
Julien Bernard, que son épouse recherche à en perdre la raison, a-t-il vraiment égaré sa mémoire dans le traumatisme de la prise d’otages du théâtre de Jacobia ?
Sam, leur fille, retrouvera-t-elle ce père inconnu qu’elle déteste autant qu’elle le fantasme, faute d’avoir pu l’approcher, le toucher, le vivre au quotidien de ces vingt années écoulées dans le doute et la révolte ?
Ces vies gâchées ou usurpées pourraient se décliner en questions insolubles, parce que les myriades de pièces qui composent chaque individu s’entrechoquent, parce que le motif qui se dessine peu à peu dans le chaos apparent de leurs déflagrations mutuelles témoigne de la difficulté inhérente à toute existence de s’inscrire dans un parcours cohérent. Seule la tirade finale de Julien enfin réconcilié avec sa propre mémoire dévoilera la clef de ces énigmes. Tout est question de portes à ouvrir, de murs à effriter, de folies diverses à juguler au péril de sa santé mentale.
Elisa a couru à sa double mort, celle de son corps et celle de sa raison. Sa fille s’acheminera dans la douleur et la brutalité vers l’apaisement des retrouvailles et de l’amour partagé. Incohérence croissante de l’une, cohérence recouvrée de l’autre.
L’espace scénique est zébré de ces réminiscences, 1994, 2015, dont les mentions projetées en vidéo rendent tangible la réalité violente, meurtrière. Violence de l’insoutenable révolte de Sam, qui se débat comme un chaton toutes griffes dehors. Violence des terroristes, de Julien enfermé dans le carcan de son amnésie. Enchâssées dans ces terribles accès comme le fil rouge baroque d’événements qui se parasitent, deux amours têtues, tenaces, la quête d’Elisa partie sur les traces improbables de Julien l’époux, la traque de Zak qui, par amour pour Sam, se fait détective en chasse de Julien le père.
Des personnages bouffons s’immiscent dans cette trame, Viktor le chauffeur ambigu, la mère déjantée, la nounou, le chœur de gospel, sur fond de standards musicaux ou cinématographiques américains.
Le théâtre, tant physique que métaphorique, est au centre de la narration, parce que son rôle essentiel est de donner à voir l’errance des rêves de chacun entre rires et larmes, au cœur des peurs ataviques et des espoirs incoercibles. Des cailloux de Petit Poucet semés dans une apparence illogique. Quitte à provoquer des entrecroisements déboussolants entre espace du haut et espace du bas, transparence des baignoires et des ascenseurs, fausse barbe et ours polaire, objets de souvenir et langue inconnue. Les identités réelles ou usurpées se catapultent, mais la réalité se dévoile-t-elle vraiment ?
Rien de moins linéaire que le cheminement de ces bribes en gestation de mémoire. Rien de moins chronologique qu’une énigme où chaque spectateur puise les morceaux de sa propre étrangeté. Même si on se prend parfois à regretter un allongement un peu inutile et hétéroclite des évocations, on se laisse embarquer sans réticence. Les acteurs sont vivants, leur enthousiasme à improviser la vie est communicatif. Le rire est une scie sauteuse qui violente la réalité… et on rit beaucoup. Julien est enfin lui-même et un autre. Et nous ? Que c’est bon de ne pas être indemnes ! A.D. Théâtre de la Tempête - Cartoucherie de Vincennes, 12e.
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