L'HIVER
SOUS LA TABLE
Article
publié dans la Lettre n° 227
L’HIVER SOUS LA TABLE de Roland Topor.
Mise en scène Zabou Breitman avec Isabelle Carré, Dominique Pinon,
Guilaine Londez, Eric Prat, Liviu Badiu.
Dragomir tape, martèle, il répare des chaussures. Il est cordonnier
en chambre, ou plutôt en dessous de table. Il est bien heureux d’être
le sous-locataire de la table de travail de la charmante Florence
Michalon, aux longues jambes. Après avoir résidé dans un tronc d’arbre
creux et dans un caveau de famille surpeuplé et humide, l’intimité
et la chaleur du dessous de table de Mademoiselle Michalon est d’un
grand confort. Les relations entre la locataire et son sous-locataire
sont empreintes d’un profond respect et d’une amitié cordiale qui
glissent insensiblement vers l’amour. Raymonde Pouce, la meilleure
amie de Florence, voit d’un mauvais oeil la présence de Dragomir.
Elle rêve pour son amie, qui vivote avec son salaire de traductrice,
de stabilité, personnifiée par Marc Thyl, son éditeur amoureux.
Florence et Dragomir cohabitent en parfaite harmonie, s’entraidant.
Comment traduire groukiniak? Dragomir trouve l’équivalent
évident: cramouille. Dragomir a besoin de verdure, Florence
lui offre un jardin japonais. Tout est délicat, légèrement décalé
dans cette réalité reconstituée. Les jambes de Mademoiselle Michalon
s’agitent sous la table et le cordonnier amoureux rêve d’ascension.
Roland Topor était un singulier personnage, inclassable. Ceux qui
l’ont croisé entendent encore l’écho de son rire tonitruant et se
souviennent de son sourire un peu crispé sur son gros cigare. Son
imagination débordante se projetait dans ses dessins, ses illustrations,
ses poèmes sulfureux, ses romans et son théâtre. Etonnant, singulier,
grinçant et tendre, Roland Topor a écrit l’Hiver sous la table
en 1994, après la mort de son père. Il nous parle de l’immigration,
de l’exclusion, de la générosité avec pudeur et décalage. Zabou
Breitman a empoigné le texte, rêvant sur les mots et les dessins
de Topor. Son parti pris est celui de la simplicité et de la fluidité.
La pièce est une fable, un conte. Il fallait une bonne dose d’enfance
et un brin de surréalisme pour que la prose de Topor nous touche
aussi sûrement que les effluves des petits plats de Dragomir chatouillent
les narines de Florence.
Le secret de la réussite au théâtre est avant tout une bonne distribution.
Elles est ici exemplaire. Mademoiselle Michalon est interprétée
par une charmante et lumineuse Isabelle Carré qui nous surprend
par la virtuosité et la fraîcheur de son talent. Il y aurait beaucoup
de postulants dans la salle pour remplacer Dragomir. Mais Dominique
Pinon est-il remplaçable? Ill fait passer avec bonhomie l’absurdité
de la situation. Guilaine Londez, la bonne amie, Eric Prat, l’éditeur
un peu fat, et une révélation, Liviu Badiu, qui campe avec un naturel
déconcertant un Gritzka plus vrai que nature, sont les convives
idéals de ce spectacle rafraîchissant, plébiscité par un public
envoûté par la poésie de Topor et le charme de l’équipe. Théâtre
de l’Atelier 18e.
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