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LE GORILLE »
Article
publié exclusivement sur Internet
entre les Lettres n° 317 et n° 318
LE GORILLE d'après une nouvelle de
Franz Kafka. Mise en scène Alejandro Jodorowsky avec Brontis Jodorowsky.
Devant cinq gigantesques portraits-photos d'austères savants, s'avance
une créature en veste de cérémonie sur pantalon rayé. La corpulence
disproportionnée de son buste et les traits accusés de son visage
lui confèrent une allure vaguement simiesque. Démarche chaloupée,
tics et gestes viennent confirmer une impression que contredisent
la clarté de l'élocution et l'élégance des propos. Homme ou singe
?
Commence alors son récit à l'adresse des doctes académiciens. Capture
en Afrique par un Allemand de parc zoologique, traversée douloureuse
rythmée par l'apprentissage musclé de la civilité, la route sera
longue vers l'« l'humanité ». Serrer la main, se tenir,
sourire, remercier, parler, telles seront les conditions de la liberté
pour ce singe, désormais vedette reconnue de music hall, pour échapper
par cet incommensurable effort à l'enfermement dans le zoo. Lent
travail d'imitation, torture constante, qui donnent à cet homme-animal
la lucidité sans illusions que, si ce sont là les armes de sa liberté,
au-delà de la réussite sociale et de la richesse, il n'en reste
pas moins qu'il sera toujours à demi. Plus tout à fait un
gorille, jamais vraiment un homme. Simple objet de curiosité, scientifique
ou ludique, même admirative.
Kafka, dans sa nouvelle « Compte rendu à une académie
» en faisait une vraie victime des rites de l'apparence, de
l'ostracisme, de l'aliénation de soi. Les Jodorowsky père et fils
y ajoutent l'humour caustique du jeu théâtral. Brontis, le fils
en scène, est proprement époustouflant de vérité et de diversité
des gestes, des attitudes, de la marche, des mimiques. Le regard
bleu accroît encore le contraste avec le teint coloré du singe et
nous plonge dans le malaise d'un impossible jugement sur la nature
de cet être hybride. Il nous renvoie à l'ambiguïté essentielle de
nos comportements humains prétendument civilisateurs. Si l'on peut
émettre une légère réserve sur la pertinence des choix de musique
dans cette mise en scène, on est captivé et ébloui par l'excellence
du jeu de l'acteur.
Kafka est plus moderne que jamais dans nos sociétés du paraître,
de la superficialité vaine et du rejet de l'Autre, Alejandro et
Brontis Jodorowsky nous le prouvent admirablement. Théâtre du
Lucernaire 6e. A.D.
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