LA FESTA

Article publié dans la Lettre n° 268


LA FESTA de Spiro Scimone. Traduction Valeria Tasca. Mise en scène Galin Stoev avec Christine Fersen, Gérard Giroudon, Serge Bagdassarian.
Le décor est un trait de génie. Au centre de la scène, trônent la cuisine et la salle de bains, comme deux grands aquariums, deux espaces cubiques réduits et transparents. Le spectateur voit ce que fait le comédien entré là, alors que le regard des autres acteurs en est exclu. Le père et la mère sont mariés depuis trente ans. Le silence du début définit leur lassitude commune. Silence long, très long, de ceux qui, à force de vivre ensemble, n’ont plus grand-chose à se dire, en tout cas, pas grand-chose d’important. Il est pourtant interrompu par elle, après mûre réflexion: « J’ai compris pourquoi tu ronfles ». Le ronflement, le sommeil et le temps qu’il fait vont occuper une bonne partie de leur conversation, sujets dérisoires et vains mais sujets à chicanes. Il exige son lait, elle le lui sert. Il le jette parce qu’elle ne l’a pas acheté là où il veut. Il exige son café, elle le lui sert mais il n’est pas sucré comme il le souhaite. Ces exigences, ces récriminations lui permettent de marquer sa supériorité de chef de famille. Elle est assez avisée de ne pas la lui contester. Avec un calme olympien elle le sert parce que le rapport de force entre eux ne se situe pas là mais ailleurs, elle le sait, et sa force à elle, elle la marquera en son temps, insidieusement, avec le même calme. Entre eux deux, le fils unique adulé par la mère, rival du père. Pour lui, elle recoud les boutons. Il le lui reproche: « Un jour il avait même mon bouton à son pantalon ». Le fils boit avec les copains, rentre tard, souvent accompagné d’une fille d’un soir, jamais la même, qui laisse ses dessous dans le panier à linge, mais, lui, rapporte davantage d’argent. Rival affectif mais aussi pécuniaire. Il faut réparer le chauffe eau mais l’argent manque. Le fils est là, il va payer. La mère le souligne avec satisfaction. Aujourd’hui ils fêtent leur trente ans de mariage. Le père s’adoucit : Il va acheter le mousseux, elle, le gâteau, celui qu’elle aime. Elle rapportera celui que préfère son fils même si celui-ci n’y touchera pas. Elle parle de cadeau mais le père n’a pas le temps ou l’envie. Qu’importe, elle s’achètera quelque chose comme d’habitude et, comme d’habitude, le fils paiera.
La pièce de Spiro Scimone est déroutante parce qu’elle est un peu comme l’auberge espagnole. Le spectateur y trouve ce qu’il interprète lui-même à travers ces dialogues en apparence insignifiants. La mise en scène, et le jeu des acteurs, d’une formidable efficacité, lui en donnent les clés. L’autre trait de génie est là. Parvenir à rendre passionnant cet échange de répliques, en apparence anodines, afin de découvrir ce que recèle chacun des personnages. Notre état d’esprit occidental veut que l’homme précède la femme dans la mort. Il est clair qu’ici le père n’envisage pas le scénario inverse. Il ne pense pas un instant que cette femme qu’il houspille, morigène et blâme pourrait tout à coup lui manquer par un mauvais coup du sort, là réside sa vulnérabilité. Elle, en revanche, se contente de ce mari acariâtre, parce qu’elle a la sagesse d’entrevoir que, malgré ses défauts, il est là, palliatif à une solitude insupportable s’il venait à disparaître, et parce qu’elle sait que malgré tout, la présence d’un fils ne remplace pas l’absence d’un mari. C’est pourquoi, elle ne s’énerve pas au moment du café, pourquoi elle lui demande de ne plus fumer, lui fait manger du pain sans sel, lui recommande de ne plus conduire sous prétexte qu’il écrase les chiens et qu’elle lui offre le pull gris dont il a envie bien que lui, ne lui offre rien. Elle s’est donnée à lui, intacte, il y a trente ans, et elle en est fière. Cette virginité elle la souhaite chez la belle-fille qu’elle a choisie pour son fils. Tout cela, subtilement suggéré par les dialogues, est mis en scène et interprété avec finesse et précision. Christine Fersen et Gérard Giroudon sont excellents, Serge Bagdassarian est formidable dans le rôle du fils, chanteur talentueux lorsqu’il accompagne la chanson si belle qui réunit dans l’étreinte de la danse le père et la mère, en un bref instant de tendresse. Mais n’est ce pas cela la vie à deux après trente ans, supporter l’autre pour ne pas être seul, et surtout pour vivre encore parfois ces petits moments là ? Théâtre du Vieux Colombier 6e. Lien : www.comedie-francaise.fr.


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