L'EXIL

Article publié dans la Lettre n° 297


L’EXIL de Henry de Montherlant. Mise en scène Idriss avec Claire Chauchat, Christian Chauvaud, Jean-Mathieu Hulin, Christophe Poulain, Marie-Véronique Raban, Boris Ravaine, Diane de Segonzac, Frédéric Touitou, Jacques Trin, Marie-Hélène Viau.
Août 1914 : le premier mois de guerre s’achève. Le salon de Geneviève de Presles est bourgeois mais fonctionnel. Il fait aussi office de bureau. A la tête d’un service d’ambulancières, elle donne des ordres pour mener à bien ses fonctions. Elle doit être citée à l’ordre du jour de l’armée pour son courage mais elle s’y refuse, alléguant qu’elle ne fait que son devoir. Aujourd’hui elle n’a plus que ce besoin d’action dans la vie et s’y donne à plein. Veuve, ayant aussi perdu une fille, il ne lui reste qu’un fils, Philippe, qu’elle a élevé seule et qu’elle couve. Il est assis à table, côté salle de séjour, devant un jeu d’échecs avec Bernard Senac, son ami de collège. Ensemble, ils ont vécu ce moment si particulier de l’adolescence où se forgent les grandes amitiés. Philippe, plus encore de Bernard, ressent le poids de cette amitié inconditionnelle qui le rend en quelque sorte dépendant de son ami. Bernard annonce à Philippe son intention de s’engager. Philippe décide de le suivre. C’est pour lui une occasion unique de recommencer « en grand » ces années de collège où il a été si heureux, l’occasion de vivre « une vie admirable, libre ! ». Mais cette exaltation est brisée dans l’œuf par un refus maternel. Geneviève lui interdit de partir et n’hésite pas à faire du chantage « si tu lui dis oui, tu me tues ». Partagé entre son ami et sa mère, Philippe n’a guère le choix. La mort dans l’âme, il voit Bernard partir et lui, rester. « Tu vas là-bas, tu vas tout vivre là-bas sans moi ». Ce départ et leur route qui se sépare effacent le bonheur passé et sonne le glas de son bonheur à venir. Mais plus grave, cette guerre que va vivre Bernard, Philippe s’en sent exclu. Manquer « cette occasion de devenir pareil aux autres », signifie pour lui l’exil. Il fut autrefois exilé du collège, il est aujourd’hui exilé de la guerre, c’est plus qu’il n’en peut supporter. Le mépris de lui-même et celui que lui renvoient les autres lui sont insupportables. Il devient insupportable.
Six mois plus tard, Bernard revient, blessé et réformé, changé par les horreurs qu’il a vues. Ils ne se reconnaissent plus: « Qu’est-ce que tu veux, moi j’ai changé, toi tu es resté le même… j’ai vu les pires choses… toi, tu as l’air de sortir d’un autre âge ». Pour Bernard, Philippe n’est plus qu’un « français de l’arrière » . Pour Philippe, le seul espoir de retrouver son ami est d’emprunter le même chemin: « Je pars me faire une âme comme la sienne pour le retrouver au retour ».
Henry de Montherlant écrivit cette première pièce en 1914. Elle ne fut publiée qu’en 1929 et il refusa qu’elle soit jouée, dira-t-il, pour éviter de choquer sa mère mais aussi un public peu enclin de retrouver sur scène des hommes en uniforme. L’écriture acérée et acerbe, le style puissant et la multitude des sentiments exacerbés qui s’en dégagent laissent une impression très forte. Le discours politique reste celui d’un jeune exalté au patriotisme et à l’héroïsme quelque peu enfantins, inhérents à l’âge. Deux mois à peine lui suffirent pour écrire cette œuvre, sans doute sous le coup de l’émotion, et il n’avait que dix-huit ans. Les scènes entre Philippe et sa mère tout comme certaines entre Bernard et Philippe sont d’une telle violence que l’on y voit clairement une souffrance personnelle profonde dont la pièce serait l’exutoire.
La mise en scène sobre et précise d’Idriss restitue de belle façon, l’amitié profonde, «amoureuse», qui se lie dans la prime jeunesse entre deux amis et le sentiment de perte immense lorsqu’un événement de la vie vient en briser le lien, les rapports fusionnels et conflictuels entre une mère possessive et son fils unique et le mélange confus d’amour et de haine qui en découle. On mesure d’un coup l’immensité de la tâche pour les comédiens de jouer leur rôle sans excès. Christophe Poulain apporte au personnage de Philippe de Presles toute la sensibilité nécessaire pour exprimer espoirs et désespoir. Marie-Hélène Viau est une Geneviève de Presles excellente, veuve et mère trop tôt livrée seule à la vie. Ils portent tous les deux la pièce d’un bout à l’autre sans faiblir, entourés par les autres comédiens tout aussi remarquables. Théâtre Mouffetard 5e.


Retour à l'index des pièces de théâtre

Nota: pour revenir à « Spectacles Sélection » il suffit de fermer cette fenêtre ou de la mettre en réduction