ESPÈCES D’ESPACES
Article
publié dans la Lettre n° 380
du
23 mars 2015
ESPÈCES D’ESPACES de Georges Pérec.
Mise en scène Anne-Marie Lazarini avec Stéphanie Lanier, Michel
Quimet, Andréa Retz-Rouyet.
Partir du centre pour aller en expansion infinie vers l’ailleurs
de soi, le monde, l’espace. Comme un puzzle vital dont on ne connaîtra
jamais le dessin global, mais dont on fouaille du regard chaque
petit détail, même le plus insignifiant. Tel a été tout au long
de son œuvre le fil rouge de Georges Pérec. Et ce qui pourrait tourner
à l’inventaire fastidieux devient une mosaïque pleine d’inventivité,
d’humour, de poésie, qui nous convie à un voyage dans l’imaginaire,
en résonance avec la réalité de chacun.
Comment alors rendre scéniquement cette amplification tant visuelle
qu’imaginative, qui s’ancre tout à la fois dans le réalisme le plus
tangible et l’emboîtement sans relâche des objets du quotidien et
des significations métaphoriques à leur prêter ? Trois acteurs s’y
emploient avec une joyeuse réussite, autour d’un lit à roulettes,
de maquettes de façades d’immeubles qui dévoilent les intérieurs
empilés, de barrières douanières, d’escarpolettes qui s’impriment
du mouvement de la mémoire dans l’univers déployé. L’écran de fond
de scène et les jeux de lumière et de projections au sol matérialisent
les évocations tout en leur conservant leur impalpabilité volatile.
On se laisse emporter dans cette traversée de fourmis curieuses,
dans l’éveil progressif des alentours de soi.
Apprendre à regarder, à ne plus désormais rester aveugle à ce qui
nous constitue quotidiennement, dans le vide entre les parois et
obstacles comme dans le plein des objets, se ressentir comme partie
constitutive d’un espace qui nous dépasse sans nous écraser. Accepter
que l’inutile apparent, - telle cette pièce sans fonction d’un appartement
fantasmé -, soit source de langage. Car tel est bien l’enjeu que
posent Pérec et les acteurs qui le servent : comment penser et dire
le rien ? Comment donner un corps palpable à la fluidité du mot
juste et précis, qui s’enfuit à perte d’imagination vers d’autres
nominations du réel ? Comment donner à voir la frontière entre…
deux réalités territoriales, deux espaces géographiques ou mentaux,
entre le trivial de la vie ordinaire et le rêve qui la sous-tend
?
Cette mise en scène est un bonheur, parce qu’elle est constamment
vivace, servie par l’humour et le sourire des trois voix et corps
qui incarnent en contrepoint ce regard buissonnier. Elle prend fin,
bien sûr, parce que c’est l’heure nocturne de se séparer, mais la
pompe est définitivement amorcée, et on ne verra désormais plus
la rue quotidienne comme auparavant. Merci, Monsieur Pérec, de ce
salutaire vaccin contre l’indifférence. A.D. Théâtre Artistic
Athévains 11e.
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