L'EPREUVE

Article publié dans la Lettre n° 315


L’ÉPREUVE de Marivaux. Mise en scène Sophie Lecarpentier avec Xavier Clion, Hélène Francisci, Vanessa Koutseff, Sophie Lecarpentier, Solveig Maupu, Emmanuel Noblet ou Stéphane Brel, Julien Saada.
Marivaux… et le cortège des idées préconçues qui l’escortent ! Voltaire, qui ne l’aimait pas, disait de lui qu’il « pesait des œufs de mouche dans des toiles d’araignée »… Ah, ce marivaudage, soi-disant superficiel et affecté, qui continue à susciter interrogations et doutes chez ceux qui s’y confrontent !
Suggestions parfois dérisoires ou absconses de mises en scène diverses, lente gestation du travail des acteurs et des techniciens, voici ce que propose une nouvelle fois la Compagnie Eulalie. La Journée de l’Italienne mettait délicieusement en œuvre tout ce qui précède le jeu de la pièce elle-même. Cette seconde mise en scène, très inventive, donne à voir les répétitions préparatoires, mais le festin offre en dessert la représentation de ce pur bijou qu’est le texte proprement dit.
L’épreuve, pièce courte en un acte, présente des personnages et une intrigue sans surprise, pourrait-on dire. Le jeune hobereau Lucidor est amoureux de la naïve Angélique qui le lui rend bien. La mère banalement cupide est consentante, les valets sont facétieux, le riche paysan voisin ne constitue pas un rival trop dangereux. Tout irait donc pour le mieux au monde des amours partagées si Lucidor ne craignait d’être aimé plus pour sa fortune que pour ses seules vertus. Eh oui, la force corrosive de l’argent et des appétits qu’il suscite, en regard desquels l’amour vrai ou supposé pèse si peu !
Pourquoi vivre simple quand on peut compliquer les choses, dans une inconsciente cruauté dont chacun fait les frais et paiera sans nul doute des fêlures probablement tues, même si le dénouement proclame la réconciliation et le mariage prévisibles ?
Marivaux dissèque au scalpel de l’élégance ces ressorts intemporels de l’âme humaine. Et les acteurs, comme tant d’autres avant eux, se frottent à cette amertume tout en finesse qui résonne de leurs propres conflits intimes. Xavier Clion (Lucidor) et Vanessa Koutseff (Angélique) souffrent de la douleur des amants timides et empêtrés dans leurs non-dits. Les valets, Hélène Francisci (Lisette) et Emmanuel Noblet / Stéphane Brel (Frontin), ont l’ambiguïté mutine des valets partagés entre leur loyauté aux maîtres et l’inévitable désir d’un statut amoureux plus stable, surtout lorsque se dessinent en filigrane les amours secrètes des acteurs concernés. Solveig Maupu est bien crédible sous les multiples casquettes que les aléas de la troupe lui font revêtir, en Madame Argante cupide, en costumière harassée et légitimement irascible. Quant à Julien Saada, brièvement régisseur, puis Monsieur Blaise, il est réjouissant, écartelé entre un amour pas très assuré et une cupidité très avérée, dans ses tentatives diverses pour « faire le paysan ». Ils sont tous dirigés, renseignés, remis dans un possible droit chemin par une très convaincante Sophie Lecarpentier, metteur en scène fictif et réel de la pièce. De la technicienne des éclairages, pourtant si présente, on n’a que la voix, les ratages, les tâtonnements, l’efficacité finale. Et le décor ? Lui aussi en gestation, comme en osmose avec les atermoiements de la troupe, d’abord en maquette de « folie » au sens architectural du 18e siècle, présentée au début de la pièce, il évolue dans sa réalité signifiante, à l’aune du travail des acteurs et de la représentation finale. À tous ceux qui douteraient encore de l’intangible modernité du regard de Marivaux sur la nature humaine, un seul conseil, courez rire et vous émouvoir, bref vous régaler avec bonheur de ce moment de grâce d’un théâtre intelligent et lucide. Théâtre 13 13e. A.D.


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