EN ATTENDANT TARTUFFE

Article publié exclusivement sur Internet avec la Lettre n° 336
du 6 février 2011


EN ATTENDANT TARTUFFE de Molière. Mise en scène Joséphine Déchenaud avec Yvan Gauzy, Hélène Bouchaud, Céline Vacher, Joséphine Déchenaud, Rémi Saintot, Denis Mathieu, Patrick Mons, Bertrand Saint, Benjamin Abitan.
Tartuffe, la truffe en italien, chocolat si délicieux ou exaltation des brouillades et autres mets raffinés. Mais aussi le champignon qui se mue en chancre niché au cœur des familles jusqu'à leur instiller le mortel poison. Une famille bourgeoise, un veuf nanti de deux grands enfants, Marianne fille sage promise au loyal Valère, et Damis jeune chien fou. Orgon est remarié à une accorte jeune femme, Elmire, souriante et pulpeuse, pleine de bon sens comme son frère Cléante, homme de sagacité et de mesure. Grand-mère ridée de corps et de cervelle, Madame Pernelle vient semer ses propos vipérins et pudibonds, sans susciter d'autre réaction que des sourires entendus et complices. Enfin, la gouvernante Dorine, truculente et finaude, est le pivot d'affection et de tendresse bourrue autour duquel s'organise une famille sans histoire, en somme. Ce serait, hélas, compter sans le trublion pervers qui vient la gangréner. Matois, hypocrite, jouisseur sous la feinte humilité, il manie à merveille les mots de la séduction plurielle, soit dévote quand il amadoue la bêtise crédule d'Orgon et de sa mère, soit amoureuse et sensuelle pour abuser du corps d'Elmire. D'ailleurs, la fidèle Elmire, rêveuse et troublée malgré les préventions qu'elle nourrit contre l'hypocrite, ne peut se soustraire complètement à l'émoi de ce miel que Tartuffe distille dans ses oreilles. Elle en a, à l'évidence, si peu l'habitude avec son tyranneau de mari…
Araignée qui tisse une toile mortelle, Tartuffe se contente de dire la vérité, nulle langue de bois dans ses propos, quand il s'accuse, quand il révèle ses désirs sensuels, quand il crache son mépris et la hargne de sa victoire. Son seul mensonge est dans sa volonté non dévoilée de capter les biens des bourgeois nantis. Trop tard décillé, Orgon ne le sera pas par jalousie et vindicte contre le suborneur de sa femme, mais par vanité blessée.
Le public est d'autant plus concerné par cette saga qu'il se trouve au milieu même de la maison, les personnages le traversent et le contournent, Dorine assiste en spectateur à la désopilante scène de jalousie que se jouent les jeunes amoureux, avant d'intervenir fermement dans ce qui serait rupture définitive. Pas de meuble qui entraverait les déambulations de plus en plus nerveuses, seule une table est la métaphore de la convivialité ordinaire, avant de se faire, recouverte d'une nappe, celle de la révélation, dans le viol inachevé et la lucidité recouvrée du témoin caché. Nappe rouge vif dans une cacophonie du rouge et du noir, comme la robe d'Elmire, comme le sang des désirs et la mort des illusions.
Les acteurs, excellents, donnent corps et violence à cette comédie grinçante. Marianne-Céline Vacher, Damis-Rémi Saintot, Valère-Benjamin Abitan prouvent leur naïveté attendrissante, Cléante-Denis Mathieu incarne la sagesse persuasive, Elmire-Hélène Bouchaud confère à son personnage l'ambivalence d'une santé rusée doublée d'émotion trouble. Comme le veut la tradition pour le rôle de Madame Pernelle, Yvan Gauzy joue avec efficacité cette punaise de sacristie. Joséphine Déchenaud offre à Dorine une vraie présence, chaleureuse, ironique et inventive, incontournable. Orgon-Patrick Mons tente, sous une hystérie mal maîtrisée, d'assurer sa tyrannie domestique. Face à eux, entre eux, Bertrand Saint fait merveille dans l'ignominie mielleuse du violeur de corps et d'esprits.
La mise en scène fluide et vivace de Joséphine Déchenaud fait l'économie de la trêve entre les actes et nous entraîne, sans le temps de souffler, vers l'horreur du dénouement. En effet, dans la tradition depuis Molière, par le happy end artificiel qu'est l'arrestation de Tartuffe, l'envoyé du Prince en deus ex machina rétablit l'ordre politique de la bonté et du pardon. Ici, en référence à la première version censurée du Tartuffe, l'amputation de ce coup de théâtre ultime fait froid dans le dos, parce que la pièce se clôt de manière logique et incontestable, comme dans la vraie vie où les méchants l'emportent bien souvent. Imposteur…, répètent à l'envi les victimes impuissantes, même si Dorine s'accorde une dernière foucade en écho du 1er acte, le pauvre homme. Mais nos rires sont désabusés, tant est cruellement lucide le constat intemporel de Molière : ils sont partout, ces faux dévots de tout acabit, et leur fiel est si corrupteur. Théâtre Picolo, Saint-Ouen 93. A.D. Pour voir notre sélection de visuels, cliquez ici.


Retour à l'index des pièces de théâtre

Fermez cette fenêtre ou mettez-la en réduction pour revenir à « Spectacles Sélection »