DU MALHEUR D'AVOIR DE L'ESPRIT

Article publié dans la Lettre n° 268


DU MALHEUR D’AVOIR DE L’ESPRIT d’Alexandre Griboïedov. Traduction André Markowicz. Mise en scène Jean-Louis Benoit avec 25 comédiens dont Philippe Torreton, Roland Bertin, Jean-Paul Farré, Ninon Brétécher, Chloé Réjon, Louis-Do de Lencquesaing, François Cottrelle, Jean-Marc Roulot, Emilie Lafarge, Martine Bertrand, Suzy Rambaud, Jean-Marie Frin.
Tchatski a eu la malencontreuse idée de s’éloigner de Moscou durant trois ans. Les voyages forment la jeunesse. Il est rentré, l’esprit plein d’idées nouvelles et libérales. Malgré cet éloignement, il a gardé dans son cœur un amour intact pour Sofia, son amie d’enfance, fille de Famoussov, un haut fonctionnaire corrompu. Dès son retour, il se précipite chez elle, pour découvrir que la jeune fille, par dépit, l’a oublié dans les bras de Moltchaline, l’employé intrigant de son père. Cependant, ce père brutal, qui terrorise la maisonnée, lui destine le colonel Skalozoub, un officier fortuné mais stupide. Reçu assez fraîchement, Tchatski participe au bal organisé le soir même chez Famoussov. Le tout Moscou est là et l’observe, voyant tout d’abord en lui un gendre possible pour une fille à caser. Mais son esprit et l’humour caustique dont il fait preuve n’ont pas leur place dans cette société rétrograde et décadente, qui bien vite le rejette et fait courir le bruit qu’il est fou. Que fait un homme intelligent, au franc-parler, aux prises à un milieu d’imbéciles? Ce que fait Tchatski, qui repart la nuit même, la mort dans l’âme.
Il semble que Du malheur d’avoir de l’esprit n’a jamais été joué en France. Son auteur, Alexandre Griboïedov, contemporain de Pouchkine et Lermotov, nous est tout aussi inconnu. Sa pièce, écrite en 1824, fut interdite dès 1825. Son regard impitoyable dut gêner plus d’un puissant. Mais cela n’a pas empêché sa circulation sous le manteau. Tout moscovite libéral en connaissait de mémoire les répliques écrites en vers libres rimés.
L’énorme travail réalisé sur cette œuvre, tant dans la traduction que dans la mise en scène, reflète bien le népotisme de l’époque, la satire d’une société décadente ainsi que le portrait caustique brossé par Griboïedov, de personnages tout droit sortis d’un tableau de Goya, aristocrates ou puissants, corrompus et dégénérés. Cependant, en prenant le parti difficile de respecter la versification, André Markowicz ne restitue pas vraiment la beauté du texte. La juxtaposition de certains mots trop modernes ou trop désuets ne rendent pas toujours les vers très heureux. La première heure est pesante. Le regard du spectateur s’égare, entre les lambris et les chandelles, pas même amusé par la présence incongrue d’un aspirateur brandi par une servante, anachronisme unique qui n’a guère sa raison d’être, suivant la course éperdue des comédiens obligés de parcourir au pas de charge le superbe parquet de la scène immense et presque vide de meubles qui ne prendra réellement vie que lors du bal. La pièce atteint alors sa vitesse de croisière et les vingt-cinq comédiens donnent le meilleur d’eux-mêmes, incarnant leur personnage avec talent. Roland Bertin apporte son imposante présence et son métier au rôle de Famoussov. Philippe Torreton campe un remarquable Tchatski pendant que Jean-Paul Farré donne une fois encore la preuve de son immense talent. Ninon Brétécher, Sofia, Chloé Réjon, Lisa, jouent juste tout comme le reste de la distribution. Ils nous donnent ainsi l’occasion rare de découvrir un auteur dont la vie, aussi étonnante que brève, se reflète dans la pièce. Théâtre National de Chaillot 16e. Lien : www.theatre-chaillot.fr/index_f.


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