LA DOUBLE INCONSTANCE

Article publié dans la Lettre n° 376
du 29 décembre 2014


LA DOUBLE INCONSTANCE de Marivaux. Mise en scène Anne Kessler avec Catherine Salviat, Éric Génovèse, Florence Viala, Loïc Corbery, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Adeline d’Hermy et les élèves-comédiens de la Comédie-Française Claire Boust, Ewen Crovella, Charlotte Fermand, Thomas Guené, Solenn Louër, Valentin Rolland.
Dans le foyer de la Comédie française, les comédiens se préparent à répéter « La Double inconstance ». Décontractés, jeans, baskets, gobelets et tee-shirts sont de mise. Chacun se glisse dans la peau de son personnage. L’interjection «ton sac», lancée par une comédiennes à sa camarade distraite qui l’oublie à la fin d’une scène en sortant, est un clin d’œil amusant parmi d’autres.
Silvia et Arlequin, deux villageois, s’aiment d’un amour simple. Silvia n’a d’yeux que pour son prétendant, même si elle n’est pas insensible au charme d’un officier venu chasser plusieurs fois près de son village. Mais le Prince jette son dévolu sur la jeune fille. Il la fait enlever et la garde en son palais dans l’espoir qu’elle réponde à son amour. Silvia, humiliée d’être ainsi traitée se rebiffe, réclame Arlequin qui s’insurge tout autant. Le Prince désespère. Flaminia, la fille d’un des officiers du Prince, conçoit alors un dessein imparable selon elle : parvenir à ce qu’Arlequin soit séduit par sa sœur Lisette pendant que l’officier tentera d’atteindre le cœur de Silvia. Arlequin dédaignera la coquette mais pas Flaminia. Silvia se laissera séduire par l’officier, ignorant jusqu’à la fin qu’il n’est autre que le Prince.
La mise en scène et la scénographie sont animées par les maintes possibilités permises par la technique. Dans le foyer, meubles, accessoires, vêtements et objets, totalement anachroniques, se mêlent à ceux prévus pour la représentation. Les vêtement négligés que porte le Prince reflètent son dépit amoureux dès sa première apparition. Le bain ensuite, scène particulièrement brillante, ne le montre pas plus enjoué. Puis, avec l’espoir qui naît et s’affirme, d’un habit à l’autre, il apparaît dans toute sa séduction. Les répétitions se poursuivent, les décors se mettent en place, les comédiens entrent dans les différents rôles. Abandonnant peu à peu leurs accessoires, ils se dépouillent de leurs propres vêtements pour revêtir les costumes de scène et passent insensiblement du comédien au personnage. La qualité de leur interprétation est exceptionnelle.
Le parti pris original d’Anne Kessler de « représenter » la répétition souligne parfaitement bien un aspect de la pièce, ce qu’on appelle « métaphysique du cœur ». Certes, les deux amoureux évoluent dans un univers luxueux bien agréable et cet attrait ne leur déplaît pas. Mais l’évolution de leur état d’esprit est subtile. Les dialogues ne révèlent pas l’inégalité sociale des personnages dans leur façon de s’exprimer. La différence est ténue. Flaminia et Lisette ne sont que les filles d’un officier. Trivelin est lui-même un officier du palais au service d’Arlequin. Le Prince cache sa véritable identité. En faisant leur entrée dans un monde qui n’est pas le leur, les deux villageois, tout d’abord vexés par le procédé employé, voient leur réflexion s’ouvrir à autre chose. Dès le deuxième acte, Silvia découvre chez son soupirant un amant bien rustre comparé à la noblesse de l’officier qui se révélera être le prince : « Arlequin est venu le premier… Si j’avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu ». Arlequin finit par trouver Silvia bien mièvre face à l’esprit et au charme de Flaminia: « Si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir, je crois que je me retirerais avec elle ». A ce stade de l’œuvre, ils profitent de ce qui leur est offert tout en ne se laissant pas corrompre. Le regard qu’ils portent sur leur propre vie est bouleversé. Ils apprennent, évoluent et entrevoient la nouvelle existence plus « riche », dans tous les sens du terme, à laquelle ils peuvent aspirer. Ils ne succombent qu’à la fin aux honneurs et à l’argent. La naissance de leur inconstance vient en premier lieu d’une prise de conscience d’un amour qui n’est pas aussi profond qu’ils le pensaient. Face à cette double inconstance, le Prince, lui, reste constant dans son amour et c’est cet amour-là, véritable, qui triomphe pour le bonheur de tous. Avec le mariage du Prince avec Silvia, d’Arlequin avec Flaminia, « La Double inconstance » répond en quelque sorte au souhait de Marivaux : « Rien ne me ferait davantage plaisir que si on disait de moi que j’ai corrigé quelques vices chez certains de mes contemporains ». Comédie Française 1er.


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