LA DISPUTE

Article publié dans la Lettre n° 294


LA DISPUTE de Marivaux. Mise en scène Muriel Mayette avec Véronique Vella, Thierry Hancisse, Anne Kessler, Bakary Sangaré, Marie-Sophie Ferdane, Benjamin Jungers, Stéphane Varupenne et Maxime Kerzanet, Mathilde Leclère, Eebra Tooré (du Jeune Théâtre National).
Le prince et son amante Hermiane s’affrontent dans une dispute, celle de prouver qui de l’homme ou de la femme trahit le premier. Des deux sexes, lequel est le plus inconstant ? A force d’arguments et ne pouvant se mettre d’accord, le Prince propose à Hermiane de mettre en œuvre une expérience imaginée et conçue par son père vingt ans plus tôt. Il a fait élever des enfants, garçons et filles, en vase clos, loin de tous et de tout, mais aussi étrangers aux uns et aux autres, sans même un miroir pour juger de leur apparence et avec pour seule compagnie deux domestiques noirs, Mesrou et Carise, qui les ont élevés. Le Prince juge le moment opportun de les faire se rencontrer. Vierges de tout exemple ou de tout conseil, les réactions affectives de leur rencontre seront pour eux la réponse à leur dispute. Ils les observent donc. Les adolescents se découvrent eux-mêmes à travers leur propre image reflétée par l’eau puis un miroir, avant de découvrir les autres et ce sont autant de chocs aussi successifs que soudains. Cobayes soumis à cette cruelle expérience, ils éprouvent les mêmes sentiments que tout homme et toute femme éduqués dans le monde. Jalousie, envie, trahison et déception laisseront le Prince et Hermiane sans réponse.
Créée en 1744, la Dispute, courte pièce en un acte et l’une des dernières pièces de Marivaux, est mal accueillie. L’auteur vieillissant surprend. Son ton a changé. Le sujet inattendu de l’œuvre, philosophique et très sombre, reste incompris de ses contemporains et ce n’est qu’au XXe siècle que sa pièce sera jugée à sa juste valeur. Par cette expérience, il décrit avec force les rapports humains et ceux de la séduction et fait une démonstration sans concession et visionnaire de la capacité des hommes à se détruire. Les procédés de l’expérimentation ne sont pas nouveaux. Ceux de la Caverne de Platon ou L’ Émile de Rousseau, écrits au projet pédagogique, avaient pour but un meilleur rapport de l’homme avec le monde, mais non l’exploitation de cobayes à des fins égoïstes et sadiques.
Muriel Mayette exploite avec un talent de manipulatrice cette expérience et les conséquences de l’enfermement dans lequel sont réunis les jeunes gens, grâce à une mise en scène d’une précision d’horloge et un décor bien conçu, espace rond fait de hautes palissades en bois, aux portes qui s’ouvrent et se referment sur les personnages. Depuis une ouverture aménagée en hauteur, le Prince et Hermiane ont tout loisir d’observer leurs créatures. Un bassin représente le ruisseau dans lequel Églé et Azor se mirent avec stupeur, bientôt suivis par Adine et Mesrin. La rencontre des couples entre eux, puis la connaissance qu’ils font d’un troisème, sont soigneusement analysées. Les comédiens interprètent avec talent les comportements successifs de leur personnage respectif. Les sentiments sont exprimés avec logique, loin de satisfaire leurs bourreaux. Le dépit des deux comparses sonne comme le glas. Car si Hermiane se charge de faire la fortune de l’une des jeunes filles, « aimable enfant » qui a réagi selon son souhait et si le Prince décide de mettre à part le couple fidèle, il ordonne de placer les autres selon ses ordres, ordres qui sonnent comme une condamnation. Le spectateur suit les péripéties qui se succèdent dans ce terrarium grandeur nature et conçoit avec l’épilogue une curieuse prise de conscience, comme si son simple regard l’avait rendu voyeur puis complice de cet effrayant dessein. Il est alors partagé entre l’admiration pour le travail de Muriel Mayette et de tous les comédiens et un certain malaise, rejoignant ainsi le même état d’esprit qu’Hermiane. Théâtre du Vieux Colombier 6e.


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