LE
DIABLE ROUGE
Article
publié dans la Lettre n° 288
LE DIABLE ROUGE de Antoine Rault.
Mise en scène Christophe Lidon avec Claude Rich, Geneviève Casile,
Denis Berner, Adrien Melin, Alexandra Ansidei, Bernard Malaka.
Petit matin d’octobre morne et gris comme l’état d’esprit de celui
qui s’éveille, se lève et s’habille. Mazarin, malade, est au terme
de sa vie et pourtant il a encore tant de choses à faire. « La plus
grande ordure du siècle », observe-t-il en se regardant dans son
miroir, est dérangée de si bon matin par son ministre Colbert qui
s’inquiète de l’état des finances de la France. Il y a treize millions
à trouver: « Nous n’avons plus d’argent pour négocier, il n’y a
plus d’argent, il n’y a que des dettes ». Mazarin se veut rassurant
: « Je dirai à Fouquet qu’il s’arrange, c’est un acrobate de la
finance », « Il y a des quantités de français qui travaillent, ayant
peur d’être pauvres et rêvant d’être riches, c’est ceux-là qu’on
va taxer ».
Il faut pourtant faire la paix avec une Espagne contre laquelle
on lutte depuis trente ans. La reine Anne est lasse de guerroyer
contre son propre frère depuis tant d’années. L’un et l’autre voudraient
unir leurs enfants Louis et Marie-Thérèse, mais Mazarin veut obliger
Philipe IV à faire des concessions. Les pourparlers sont engagés,
des engagements pris, mais l’affaire traîne: « En politique il y
a des engagements que l’on prend mais avec l’intention de ne pas
les tenir » rappelle le diable rouge à la reine mère. Pourquoi
ne pas faire courir le bruit de fiançailles avec Marguerite de Savoie,
une nièce d’Anne afin que Philippe s’inquiète et cède? On organise
un séjour à Lyon. La machine est en marche, six mois passent. Mazarin
continue son œuvre. Le pouvoir isole. Il sait qu’il est seul. Il
a ses espions jusque dans la chambre de la reine et du roi. Il fait
aussi suivre Colbert: « On ne sait jamais », fait organiser des
fêtes pour occuper la cour : « Quand ils dansent, ils oublient de
conspirer ». Il parfait aussi l’éducation de son royal filleul.
Louis est encore très jeune. En tombant amoureux de Marie Mancini,
il écoute son cœur plutôt que la raison d’état. Anne d’Autriche
tente elle aussi de raisonner son fils: «Aimez Marie puisqu’il vous
la faut mais épousez Marie-Thérèse, c’est votre devoir », puis met
Marie Mancini en garde: « Le jour où le roi se détournera de vous,
vous ne serez plus rien », avant de lui donner cet ultime conseil:
« Profitez de votre jeunesse, profitez de votre beauté, le temps
dévore tout ». Louis épousera Marie-Thérèse et se détournera de
Marie. Mazarin sent qu’il s’en va et fait un lourd bilan: « C’est
dommage qu’il faille mourir pour être aimé [...] J’aurais tellement
aimé que tout le monde meure avant moi ». Il a alors recours à une
dernière ruse afin que son souvenir demeure sans être entaché puis
donne ses ultimes conseils au jeune roi. Se méfier de tous même
du premier ministre, en quelque sorte régner seul : « La jalousie
des uns sert de frein à l’ambition des autres », « Ouvrez les yeux
grands sur tout l’univers ».
L’humour noir est la politesse du désespoir. La réussite
de la pièce se tient là, dans ces répliques qu'Antoine Rault a ciselées
avec un formidable talent et dont la dérision cache la souffrance
de ceux qui ont vécu et qui voudraient enseigner à ceux qu’ils aiment
et leur succèdent ce qu’ils savent de la vraie vie et pas de celle
dont on rêve. Elle l’est aussi par son côté didactique. On s'aperçoit
vite combien les rouages de la politique d'hier sont semblables
à ceux d’aujourd'hui. Six comédiens seulement et pourtant la densité
des dialogues donne l’impression qu’ils sont bien davantage. Ils
emplissent la scène de leur présence, conduits de main de maître
par un Christophe Lidon inspiré, dont la mise en scène, d’une précision
d’horloge, ne laisse aucune place à l’ennui, subjugués que nous
sommes par ce qui se dit et ce qui se fait sous nos yeux, éblouis
par le décor somptueux d’un immense miroir suspendu où se reflètent
un sol de marbre florentin ou un ciel étoilé. Claude Rich est magistral
dans le rôle écrasant d’un Mazarin au bout d’une existence laborieuse,
souffrant d’être haï et de devoir quitter cette vie qu’il aimait
tant, face à Geneviève Casile, époustouflante et somptueuse Anne
d’Autriche, reine malheureuse et mère inquiète, face à Denis Berner,
Adrien Melin, Alexandra Ansidei et Bernard Malaka, tous remarquables
et magnifiquement parés. Nous avons là l'un des spectacles incontournables
de ce début de saison. Théâtre Montparnasse 14e.
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