DES SOURIS ET DES HOMMES

Article publié dans la Lettre n° 320
du 27 décembre 2010


DES SOURIS ET DES HOMMES de John Steinbeck. Adaptation Marcel Duhamel. Mise en scène Philippe Ivancic, Jean-Philippe Evariste. Direction d’acteurs Anne Bourgeois avec Philippe Ivancic, Jean-Philippe Evariste, Jacques Herlin, Gaëla Le Dévéhat, Jacques Bouanich, Philippe Sarrazin, Emmanuel Dabbous, Bruno Henry, Henri Déus, Hervé Jacobi.
« Raconte, George, raconte les lapins… » supplie Lennie, comme si ce rêve commun était un conte de Noël. Alors George rappelle de nouveau ce secret synonyme de liberté et de paix qui les tient debout tous les deux malgré la précarité de leur vie : un terrain, une petite ferme, quelques bêtes, un potager et surtout de la luzerne pour les lapins dont Lennie s’occuperait. Et Lennie en rit de bonheur. Ils sont assis là à se reposer, loin encore à pied du ranch qui embauche car on a besoin de bras pour ramasser le grain et porter les sacs. Dans la poche de Lennie une souris qu’il touche encore du doigt, morte d’avoir été trop caressée. Le drame des deux amis est là, lié au petit cadavre, la force incontrôlable de l’infantile colosse aux mains d’airain qui tue tout ce qu’il touche. Fuyant une fois de plus leur dernier lieu de travail, George pense de plus en plus souvent qu’il serait tellement bien sans ce poids si lourd à porter. Aussi morigène-t-il le pauvre bougre tout marri de sa dernière bévue et surtout lui fait-il la leçon : cette fois il doit se taire et se faire oublier. Dans le nouveau ranch cependant, si le patron est sévère mais « régulier », son fils Curley aime à rouler des mécaniques. Jeune marié et jaloux comme un tigre, il surveille étroitement sa femme, trop belle, trop aguichante, furetant sans cesse du côté des cabanes des hommes.
L’adaptation réaliste et rigoureuse de Marcel Duhamel traduit de belle façon l’atmosphère du magnifique roman de John Steinbeck, l’histoire triste d’une indéfectible amitié entre deux hommes dans le décor douloureux de l’Amérique rurale des années 30. De ranch en ranch, George et Lennie rencontrent d’autres hommes frappés comme eux par la grande dépression, la tête encore pleine de rêves et d’espoir, mais en proie à la violence, à la discrimination et, pire que tout, à une effroyable solitude qui mine peu à peu ce qui leur reste d’humanité. Tout ceci est suggéré par la mise en scène sobre et pleime d’émotion de Jean-Philippe Evariste et Philippe Ivancic. Le décor très maniable qu’ils ont imaginé est éclairé par l’inégalable savoir-faire de Jacques Rouveyrollis.
A la fois metteurs en scène et comédiens, ils ont judicieusement confié la direction d’acteurs à Anne Bourgeois qui oeuvre avec le talent que nous lui connaissons.
Tous sont remarquables. Philippe Sarrazin donne à Slim, le chef d’équipe, un peu d’humanité, Jacques Herlin est un Candy touchant, attaché plus que tout à son vieux chien. Sa main infirme le met à l’écart des travaux les plus rudes et fait inexorablement de lui un être bientôt inutile. Jacques Bouanich est un excellent Carlson, parfait modèle de l’homme de peine de l’époque. Bruno Henry, dans le rôle de Crook, personnifie avec talent la discrimination dont il est l’objet. Gaëla Le Dévéhat, ravissante, donne une touche de fraîcheur à ce monde de brutes.
Sur scène d’un bout à l’autre, Jean-Philippe Evariste et Philippe Ivancic portent la pièce. Si l’un donne à son rôle une remarquable densité, l’autre se révèle un fabuleux Lennie. L’inflexion modulée de sa voix, son débit haché et précipité reflètent avec maestria le comportement d’un être tout d’une pièce dont l’âge mental est resté celui d’un enfant. Ensemble ils nous emportent vers l’inéluctable dénouement. Petit Saint-Martin 10e.


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