L'ANTICHAMBRE
Article
publié dans la Lettre n° 281
L’ANTICHAMBRE de Jean-Claude Brisville.
Mise en scène Christophe Lidon avec Danièle Lebrun, Roger Dumas,
Sarah Biasini.
Catherine Bluwal a fait très fort. On s’y croirait. Lambris et meubles
Régence, l’antichambre de la marquise du Deffand, spacieuse et élégante,
semble plus vraie que nature. Le monde d’ailleurs s’y presse tous
les soirs. Fidèles ou nouveaux, il est du dernier chic de s’y montrer.
Marie du Deffand rentre d’un séjour à la campagne. Elle y a cueilli
une jeune beauté, Julie de Lespinasse, fille bâtarde de son frère.
Celle-ci se destinait au couvent, Madame du Deffand l’en arrache
pour la destiner au monde. Elle en fera sa lectrice, le jeune et
joli jouet de son salon. Le président Hénault est le premier à venir
les saluer. Il est heureux de revoir son amie et est subjugué par
Julie. Autrefois tout se faisait à Versailles mais la cour « n’est
plus qu’un soleil mort ». C’est désormais dans les salons que réside
le vrai pouvoir et celui de Madame du Deffand est à la dernière
mode. C’est une revanche pour elle qui, à vingt ans, devait « plaire
à tout prix » car les hommes s’intéressaient davantage au « déduit »
qu’à l’esprit. Intimidée par sa première soirée, Marie rassure sa
demi-nièce: « Il vous suffira d’écouter et de sourire finement
à ce qu’on vous dira ».
Jean-Claude Brisville est le grand auteur du théâtre historique
même s’il préfère le mot de « para-historique » car il met davantage
en scène la confrontation de deux personnalités qui ont existé,
s’appuyant sur leurs biographies et leur correspondance. L’ Entretien
de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune, le Souper entre
Talleyrand et Fouché, ou La dernière salve qui met en scène
Napoléon et son geôlier, en sont les exemples. Dans l’Antichambre,
qu’il situe entre 1754 et 1764, il oppose deux grandes figures des
Lumières. L’une très conservatrice, forte de ses convictions, fait
partie du passé, l’autre s’ouvre à la vie, aux idées nouvelles,
a déjà un pied dans l’avenir. Ecouter, sourire, relancer la conversation,
se tenir au courant des choses du monde et donner son avis éclairé,
là réside tout l'art de Marie du Deffand. Mais surtout, ne rien
changer. Ne pas abonder dans les réformes chimériques de ce Monsieur
Turgot qui pourtant, selon Julie, est « fort occupé du bien public ».
Ne pas prendre fait et cause comme Voltaire pour Jean Calas, ce
marchand drapier de Toulouse. Soutenir en revanche ceux qui lui
semblent prometteurs. C’est le cas de d’Alembert « dont la carrière
a besoin d’être aidée ». Julie, elle, s’intéresse aux écrivains
de son époque ceux « qui survivront dans la mémoire des siècles
», assure-t-elle, aux philosophes qui « pensent noblement mais de
travers », selon Marie du Deffand, et dont il faut craindre les
idées, « affectation de pensée nuisible à votre naturel ». Marie
est résolument « l’amie des philosophes, mais l’ennemie de la philosophie
», c’est ce qui la perdra. Les amis qui hantent son antichambre
ne s’y tromperont pas. C’est pourquoi c’est Julie que Turgot informera
lorsque le procès de Calas sera révisé. C’est pourquoi Marie, par
jalousie, ne manquera jamais de lui rappeler son illégitimité, comme
elle le fit lorsque le cœur de Julie se mit à battre pour un vicomte
anglais. Aimer ? Quelle bizarrerie, pourquoi faire ? C’est l’autre
erreur de Madame du Deffand, pleine d'esprit mais le cœur sec. Ne
pas avoir su aimer, donner un peu d’elle-même. « Ah, madame, pourquoi
m’avoir si peu aimée ? » lui reproche Julie lorsqu'elle la quitte.
Le cœur de Marie est à l’image de son antichambre qui rétrécit et
se referme sur elle et sur sa solitude.
Les deux comédiennes expriment à ravir leur rivalité, se servant
avec jubilation du texte brillant, vif et mordant, admirablement
parées par les superbes costumes de Claire Belloc, et conduite par
la mise en scène subtile de Christophe Lidon. La froideur calculée
exprimée par Danièle Lebrun trouve sa résonance dans la lumineuse
spontanéité de Sarah Biasini, tandis que Roger Dumas leur donne
la réplique avec force. Quel beau moment de théâtre! Théâtre
Hébertot 17e.
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