SOUVENIRS FANTOMES

Article publié dans la Lettre n° 227


SOUVENIRS FANTOMES d'Arnold Wesker. Traduction Jean-Michel Deprats. Mise en scène Jacques Rosner avec Jacques Alric, Tania da Costa, Olga Grumberg, Yveline Hamon, Sylvie Raboutet, Nicole Rosner, Jacques Zabor.
Sur l'écran défile un petit film d'amateur tourné il y a vingt-cinq ans. C'est le témoignage d'un instant de vie joyeux et innocent, entre un père et sa fille, alors âgée de cinq ans, celui des rires, des jeux et des baisers partagés. Affaissé dans son fauteuil, Matthew repasse ces images afin de comprendre ce cri de haine, de rage et de détresse que Jenny, sa fille aînée, a enregistré sur le répondeur: « Tu m'as violée, Matthew, mon père, mon putain de père».
Interrogatif, abasourdi, il considère Karen, sa femme et Abigail, sa fille cadette, mais celles-ci se taisent puis se détournent. Matthew reste seul pour répondre à cette interrogation: " Comment cela est-il arrivé"? Dans sa mémoire ne reste que le souvenir heureux d'une famille unie qui s'aimait, trop peut-être. Si Abigail est devenue une avocate brillante, Jenny, moins intellectuelle, a travaillé jeune. Elle s'est mariée, a ouvert un cabinet d'assurances avec son mari, a eu deux enfants. La vie lui souriait, mais ce bonheur simple s'est écroulé avec le divorce, la fermeture du cabinet et une association malheureuse qui l'ont menée à entreprendre une thérapie. Ce travail sur elle-même, avec l'assistance de Valérie Morgan, une thérapeute, lui fait « découvrir » des souvenirs oubliés, enfouis au plus profond de sa mémoire, souvenirs réels ou fictifs? Souvenirs fantômes ...
La pièce au texte dur et sans concession d'Arnold Wesker est une mise en garde face à l'interprétation des causes du mal être ou de la dépression. Si certains adultes ont été réellement détruits par l'inceste qu'ils ont subi enfants, pour d'autres, il faut chercher ailleurs la responsabilité de leurs désordres psychologiques. Jacques Rosner, grâce au dynamisme de sa mise en scène, réussit à orienter la trame presque policière de l'intrigue pour faire du père coupable a priori une victime a posteriori. On reste captivé par les dialogues, véritable passe d'armes entre les personnages, dont la traduction rigoureuse de Jean-Michel Desprats pèse chaque mot. L'interprétation demande une maîtrise absolue de tous les comédiens. Jacques Zabor, bouleversant Matthew, est ce père désarmé face à sa fille qui le condamne avec haine, cherchant à comprendre quelle fut son erreur. Nicole Rosner, formidable Karen, mère avant tout, aura le courage d'affronter la discussion finale afin de crever l'abcès. Olga Grumberg, fine Abigail, cadette à la recherche de la vérité, arrache les mots qu'il faut à son aînée et finit par trouver la faille. Tania da Costa, très juste Sandy, journaliste et femme d'expérience, démontre que le bonheur des uns rend les autres envieux, donc destructeurs. Jacques Alric, émouvant Ziggy, l'ami du père de Kate, représente la mémoire, celle des camps de concentration. Face à eux, Yveline Hamon, excellente Valérie, a vu défiler trop d'enfants détruits par l'inceste et ne sait plus faire la part des choses. Jenny, magnifique Sylvie Raboutet, ne supporte pas l'échec de sa vie et s'empare de la perche que lui tend Valérie parce qu'elle lui permet de se déculpabiliser. Où finit la vérité, où commence l'affabulation? Jusqu'à quel point la mémoire est-elle manipulée? Arnold Wesker pose brillamment ces terribles questions, reflets d'une expérience vécue, qui n'ont d'écho que le cri ultime d'une mère: « Le jour où nous serons morts, si elle se rétracte, à qui dira-t-elle qu'elle regrette ?» Théâtre 14-Jean-Marie Serreau 14e (01.45.45.49.77).


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