LE ROI SE MEURT

Article publié dans la Lettre n° 232


LE ROI SE MEURT d’Eugène Ionesco. Mise en scène Georges Werler avec Michel Bouquet, Juliette Carré, Valérie Karsenti, Jacques Zabor, Jacques Echantillon, Nathalie Niel.
Le Roi Béranger 1er se meurt. Vieux de plusieurs siècles, il a régné trop longtemps, en impitoyable autocrate, sur un royaume qui observe la même agonie que lui. Sans doute faut-il qu’il disparaisse pour que celui-ci renaisse. Une atmosphère de fin d’un monde règne au palais. Pendant que les murs se lézardent, le souffle du monarque se fait plus incertain. Tous se préparent à l’inéluctable. Le médecin est péremptoire: Béranger 1er n’a plus à vivre que le temps d’une ultime représentation, soit une heure et demie. Pendant que Juliette, tour à tour servante, infirmière et nounou, s’affaire avec l’impertinence due à son état, le garde veille tout en se souvenant des heures de splendeur et de gloire. Deux reines entourent le roi. Marguerite, la première, reine en titre, femme de tête, incarne la vérité. Elle a l’autorité cruelle. L’heure des mensonges n’est plus. Elle doit prévenir et préparer son époux, elle est là pour l’aider à glisser vers « le grand rien ». La seconde et rivale de l’autre, la tendre et douce Marie, aimante et aimée, voudrait retenir le temps, cacher l’échéance à son roi, vivre encore un peu leur bonheur. Elle représente la vie et son désir de jouissance, en un mot tout ce qui est si difficile de quitter.
« La mort, c’est la condition inadmissible de l’existence », écrit Eugène Ionesco dans Journal en miettes. Aussi loin que remontent ses souvenirs, cette fin inéluctable l’a obsèdé et hanté. Aussi lorsqu’en 1962 il émerge d’une grave maladie, décide-t-il de coucher sur le papier cette angoisse de la dégradation de soi et de la séparation, afin de l’exorciser, non seulement pour lui-ême mais aussi pour tous. Mise en scène il y a dix ans par Georges Werler, le rôle principal déjà tenu à l’époque par Michel Bouquet et celui de la reine Marguerite par Juliette Carré, cette version de la pièce de Ionesco a gardé toute son efficacité. Pace, pour le décor, Pascale Bordet pour les costumes, Jacques Puisais pour les lumières, Maurice Muller et Jean-Pierre Prevost pour la bande son, se sont ralliés au metteur en scène pour mettre en relief avec une remarquable épure le propos et la portée de la pièce tout comme sa construction.
L’écriture si particulière de Ionesco, où se mêlent le sarcasme, la bouffonnerie mais aussi la souffrance, nécessite, pour tous les rôles, des comédiens de haut vol. Jacques Zabor exprime avec saveur l’assurance, l’autorité méprisante, mâtinée de morgue du praticien, fort et conscient de sa force face à son patient affaibli. Nathalie Niel joue finement le rôle de la jeune femme à tout faire qui soigne avec insolence tout en agitant son balai. Jacques Echantillon est touchant dans le rôle du garde, la tête encore dans le passé, sur ses gardes, mais impuissant. Juliette Carré est une Reine Marguerite aussi hiératique que Valérie Karsenti est une reine Marie sensible. Michel Bouquet, quant à lui, est magistral tant dans la force que dans la faiblesse. A la fois enfant et vieillard, il donne une épaisseur fantastique au rôle titre. Un regard appuyé, un geste simple, une mimique ébauchée, il impressionne par la justesse de son jeu, exprimant avec un art consommé l’obstination à vivre, la révolte face à l’impuissance, puis le renoncement et l’acceptation. Le spectateur reste subjugué par tant de vérité et pris par le jeu, prend part lui aussi à cet accompagnement vers l’autre rive.Théâtre Hébertot 17e.


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