LE ROI LEAR

Article publié dans la Lettre n° 274


LE ROI LEAR de William Shakespeare. Texte français Pascal Collin. Mise en scène Jean-François Sivadier avec Nicolas Bouchaud, Norah Krief, Nadia Vonderheyden, Stéphen Butel, Murielle Colvez, Vincent Dissez, Vincent Guédon, Nicolas Lê Quang, Christophe Ratandra, Rachid Zanouda.
Le roi Lear décide d’abandonner tous ses pouvoirs et son royaume à ses trois filles. Avant de leur donner une partie de son royaume, il leur demande d’exprimer leur amour filial. Les deux premières se répandent en vils compliments auxquels Lear est sensible. La dernière, Cordelia, sa préférée, se refuse à cette courtisanerie éhontée. Furieux de ne pas entendre un discours mielleux, Lear la maudit, la déshérite et la chasse du royaume. Kent, en la défendant, signe sa disgrâce. Dans le contrat de ce viager royal, Régane et Goneril doivent accueillir à tour de rôle leur père, ses fidèles et son escorte de cent chevaliers. Très vite, les frictions inévitables rendent la cohabitation encombrante. Les deux sœurs s’allient pour rabattre de sa superbe à leur père, jusqu’à l’humiliation. Lear, l’orgueilleux, n’avait pas compris qu’en bradant son pouvoir, il avait bradé les honneurs et avantages qui s’y rattachaient. Il s’enfonce avec son fidèle Fov dans une tempête dans laquelle il perd l’esprit et recouvre la clairvoyance. Pendant ce temps Cordelia, à la tête d’une armée, combat la coalition de ses sœurs. Mais la tragédie annoncée s’achèvera en tragédie.
Après « La Mort de Danton » et « La Vie de Galilée », Jean-François Sivadier empoigne ce drame shakespearien, puissant, dense, complexe. Il offre une version lumineuse, époustouflante, dans l’intelligence de la lecture du texte. Les histoires parallèles se multiplient et se répondent. Lear renie Cordelia comme le Duc de Gloucester renie Edgar le pur. Les deux enfants reniés par des pères injustes n’auront de cesse de les sauver.
Au début, les comédiens investissent le théâtre, ils prennent petit à petit possession de leur rôle en enfilant des costumes symboliques de leur genre. Muriel Colvez devient Goneril en enfilant une robe lourde. Norah Krief commence le jeu en étant Cordelia. En quittant sa robe, elle devient le fou. Tous les comédiens se glissent dans des costumes qui portent des traces élisabéthaines. La démarche est passionnante. Elle permet de considérer les personnages sous un angle moins manichéen que le veut la tradition. Ainsi Goneril et Régane ne sont pas que des méchantes sorcières. On imagine la tyrannie de leur père. Dans la distribution, on remarque un bouleversement des sexes et des âges. Ainsi, Régane est interprétée par Christophe Ratandra, le fou par Norah Krief. N’oublions pas qu’à l’époque, les vieilles femmes étaient interprétées par des hommes, les jeunes garçons par des femmes. Le théâtre est une illusion. En lisant la pièce, on remarque que l’on voit très peu Cordelia. Il était évident pour Jean-François Sivadier que Cordelia et le fou soient interprétés par Norah Krief. Les deux rôles sont complémentaires, ils se répondent, se renforcent. Tendre en princesse, hilarante en fou, Norah Krief compose un fou subtil, entre Gemini Crickett et la mouche du coche. Elle est fastueuse. Lear a quatre-vingts ans. La liste des interprètes aux tempes blanches est impressionnante. Nicolas Bouchaud, comédien fétiche de Jean-François Sivadier est très loin de l’âge du rôle. Le jeu ne repose pas sur l’âge du personnage et de la déchéance physique mais sûr la maturité défaillante, sur son aveuglement et son esprit en errance. Il porte une robe parce qu’il se conduit comme une diva insupportable. Nicolas Bouchaud s’impose comme l’un des plus grands Lear, détestable, pitoyable, hallucinant dans son aveuglement imbécile. Face à lui, Nadia Vonderheyden est un Kent remarquable. Tout est théâtralité affirmée dans cette mise en scène épique dans laquelle Jean-François Sivadier a donné corps aux personnages complexes, éclairant les conflits larvés. Sa vision de la scène de la tempête est l’une des plus éclairantes de ces dernières années, pivot de la pièce, puisque les rapports de force basculent. Lui est sa troupe offrent un roi Lear historique, fastueux et remarquablement intelligent. Théâtre Nanterre-Amandiers 92.


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