PRIMO LEVI ET FERDINANDO CAMON :
Conversations (ou le Voyage d’Ulysse)

Article publié dans la Lettre n° 381
du 13 avril 2015


PRIMO LEVI ET FERDINANDO CAMON : Conversations (ou le Voyage d’Ulysse). D’après Ferdinando Camon. Mise en scène Dominique Lurcel avec Eric Cénat et Gérard Cherqui.
Quarante années ont coulé, avec leur lot d’indifférence, d’incompréhension, de questions mal posées, dans une société européenne qui a tôt fait d’oublier le traumatisme qui devrait faire réfléchir autrement sur les errements du présent. Quatre décennies au long desquelles Primo Levi a tenté, par la parole et par l’écriture, de ne pas garder les yeux par terre. Lors de son arrestation en 1943, ce chimiste italien, scientifique agnostique, avait reconnu être juif par lassitude et orgueil, lui le partisan incompétent, tout désarmé même moralement avec son petit revolver en nacre, avant de vivre l’indicible d’Auschwitz. Expérience impossible à raconter, que le journaliste Ferdinando Camon ravive au cours d’entretiens récurrents entre 1982 et 1986. La parole coule, toute pétrie d’intelligence et de complicité, entre ces deux hommes si différents. Le journaliste catholique est dans la dissection, tant désincarnée qu’indignée, de l’Histoire, tandis que son aîné juif pourrait se réfugier dans le jugement du témoin. Pourtant, il ne s’agit aucunement d’un récit de plus sur cette période d’horreurs, propre à susciter les larmes. Et l’émotion vraie, intime, inéluctable, naît de cet apparent détachement, de la simplicité souriante et modeste de Primo Levi, de son refus de toute forme d’accusation. J’ai suspendu tout jugement explicite, témoin et non juge, je veux rester exempt de racisme, j’exclus la haine. Camon ne peut qu’exprimer sa stupéfaction devant une telle neutralité. Mais c’est contre Hitler et Mussolini que Primo Levi élabore un réquisitoire sans indulgence ni concession, contre leur répertoire démoniaque. A Camon qui incrimine l’incompréhension des Chrétiens, qui s’indigne de cette faute d’être né, Primo Levi énonce ses propres constatations, l’isolement par la langue des victimes qui ne comprenaient rien aux hurlements des bourreaux, le silence et surtout la lâcheté des peuples alentour. Surtout ne pas savoir, ne pas entendre. Son constat est d’autant plus terrifiant qu’il est dépouillé de sensiblerie, sur un système monstrueusement pragmatique, où les bourreaux, les industriels et même les Alliés avaient tout intérêt à entretenir une main-d’œuvre gratuite et absurde…
L’expérience concentrationnaire fut fondamentale, comme une véritable université, affirme tranquillement Levi, assortie d’une réflexion sur le doute, sur le définitif athéisme. Il y a Auschwitz, il ne peut donc pas y avoir de Dieu.
Alors, pourquoi écrire ? Libération intérieure, consolation ?, interroge F. Camon. Au nom d’un besoin, répond Primo Levi, parce que, dans le Lager, il a été taraudé par le rêve de sa famille qui se détournerait de lui, refuserait sa parole. Et ses relations professionnelles avec les industriels allemands, après la guerre, l’ont confronté à leur silence gêné.
Alors, il faut dire et redire les choses, avec modération et douceur, sans cris ni rancœur.
A Ferdinando Camon revient la conclusion, perplexité devant la mort de Primo Levi en 1987, certitude que ce sont les armes du sourire qui font crier.
Quelques chaises meublent l’espace de la conversation, Levi est assis, comme enlacé dans la simplicité souriante, la discrète ironie de son propos. Camon manifeste une attention plus gestuellement explicite, par instants une indignation, qui n’entament pas la douceur presque monocorde de la voix de son interlocuteur. Le duo des deux acteurs, excellents, entre en constante résonance.
Un moment de dépouillement d’une telle densité. Admirable. A.D. Théâtre Essaïon 4e.


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