LA NUIT DES ROIS

Article publié dans la Lettre n° 377
du 19 janvier 2015


LA NUIT DES ROIS de Shakespeare. Traduction Jude Lucas. Mise en scène Clément Poirée avec Suzanne Aubert, Moustafa Benaïbout, Camille Bernon, Bruno Blairet, Julien Campani, Eddie Chignara, Matthieu Marie, Laurent Ménoret, Claire Sermonne.
Ils sont tous fous ! Les uns par métier, tel le bouffon patenté, d’autres par imbibation répétée, tels l’oncle et ses joyeux drilles autour de la Comtesse. D’autres encore, Comte, Olivia ou l’Intendant Malvolio, sont fous d’amour, du moins persistent-ils à se repaître de cette fausseté. Le jumeau court après sa jumelle, la soubrette après sa vengeance ou le désir illicite de l’oncle. Même omniprésent, l’amour n’a pas d’objet tangible.
Tout n’étant donc que farce plus ou moins macabre ou vengeresse, le parti-pris de cette mise en scène est de conférer au fou princier un rôle central, autour duquel les personnages sont pris dans un réseau de cruautés et d’impatiences mortifères. Les couples ainsi noués sont disparates, mais ici tout commence, persiste et s’achève dans les rires, soulagés ou grinçants, rancuniers ou résignés. Sir Andrew, le benêt amoureux, tombe sans fin, du banc, du lit, dans le puits. Comique de répétition. Malvolio - inénarrable Laurent Ménoret - développe son long corps sanglé de noir ou ses longues jambes gainées de jaune. Comique sardonique. Sous l’impulsion d’un Eddie Chignara, Sir Toby déchaîné et déjanté, et largement secondé par ses acolytes en poivroterie et sa comparse en malice, la scène se transforme en un ring de parfait délire. Au centre, deux personnages font tache, l’un par son cynisme sans concession, l’autre par la fraîcheur et la loyauté. Feste le fou - parfait Bruno Blairet - chante l’impossible sincérité et endosse, à la demande des fauteurs de farce, la soutane de l’exorciseur. Viola-Césario joue le truchement d’un amour douloureux, androgyne amputé de sa moitié fraternelle, Sébastian. Suzanne Aubert fait merveille dans cette fragilité démunie et bondissante. Mais nulle lumière ne vient éclairer cette nuit de toutes les folies. Tout est sous le signe de l’enfermement, dans les sentiments frelatés comme dans la geôle où croupit Malvolio, dans le clair-obscur des appartements du Comte comme dans la robe de deuil de la Comtesse où elle cache ses désirs exacerbés.
La mise en espace donne à voir toute l’ambiguïté des situations, poursuites et violences, gémélléité et trouble sexualité. Les scènes oscillent entre le vide du plateau sur lequel s’élancent, roulent et tanguent les joyeux pochards, et les tentures fluctuantes qui se muent en rideaux de lits, voiles de bateau en perdition, ombres chinoises des unions finales.
Impossible de résister à cette folie pleine de clins d’œil vers une actualité contemporaine et, si on prend quelques libertés avec la lettre pointilleuse du texte, Shakespeare y retrouverait à coup sûr l’esprit de l’invraisemblable fiction qui était son propos. Si, c’est bien cela rêver, laissez-moi dormir toujours. Courons vite nous réjouir d’un tel sommeil ! A.D. Théâtre d’Ivry - Antoine Vitez Ivry 94.


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