MESURE DE NOS JOURS

Article publié exclusivement sur Internet avec la Lettre n° 379
du 2 mars 2015


MESURE DE NOS JOURS de Charlotte Delbo. Mise en scène Claude-Alice Peyrottes avec Sophie Amaury, Sophie Caritté, Marie-Hélène Garnier, Claude-Alice Peyrottes, Maryse Ravera, Maud Rayer.
Comment dire l'impalpable, le diaphane, le transparent de l'expérience, puisqu'elle est impartageable par essence, sauf avec celles qui en furent ? Alors, elles se retrouvent, ces six revenues d'Auschwitz-Raïsko. Six femmes en définitive suspension d'existence, parce que là-bas elles ne rêvaient que du passé arraché auquel se cramponner, parce que le retour leur a légué une mémoire rivée à l'horreur, à ce temps sans mots pour le dire. Comment compter les jours quand on a compté tant de morts à l'aurore, au crépuscule ? Alors, pour faire surface, pour cette vie d'apparence, on épouse un mari non déporté avec qui on ne peut pas partager, ou un mari déporté qui sombre dans l'hypocondrie, ou encore un ancien camarade de maquis qui se dépouille bien vite des paillettes de son héroïsme. Une présence qui ne sera qu'absence, vide, irréfutable… Et les voici condamnées sans merci à n'être dupes de rien, coquilles sans illusion ni rêves. Tour à tour elles se racontent, l'adolescence spoliée, la mesquinerie sauvée par les livres, les autres. Elles ont fait des enfants, des procès, des dépressions, des sauts dans le lointain. Définitivement écartées d'elles-mêmes, frôlant la vie. Je veux qu'ils sachent…au moins doivent-ils savoir, les autres, les futiles, les ignorants, qui choisissent et décident de leur vie à chaque instant, avec des mots légers, faux.
Aujourd'hui, c'est un autre train qui les emporte vers l'enterrement de l'une d'elles. Elles se reconnaissent derrière le masque passe-partout que le présent ajuste sur le visage à nu de leur mémoire. Elles se chamaillent avec tendresse, évoquent en riant les petits larcins du camp, les tomates oubliées, les cauchemars récurrents.
Et si on passait du rêve à la réalité ? La réalité, où est-ce ?
Six femmes sobrement assises, attentives à celle qui parle à son tour dans le halo. Dans la fragilité du sourire ou le sarcasme du récit, dans le dépouillement d'une voix presque sans timbre ou le geste ébauché qui en dit si long…
Un très beau moment de tendresse palpable, sans forfanterie ni désespoir. Comme une fugue en contrepoint. A.D. Théâtre de l'Epée de Bois-Cartoucherie de Vincennes 12e.


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